[Galerie] la rupture
Posté : mar. sept. 26, 2006 1:37 pm
c'est une nouvelle que j'ai écrite pour un concours. elle est un peu longue par contre ,désolée ! ^^
La rupture
Monsieur thomas était un professeur de français respecté dans son lycée. Son amour des mots le nimbait d’une aura que ses élèves ne pouvaient ignorer. Chaque matin, le réveil sonnait à 7h30. Monsieur Thomas baillait un long moment dans son lit, s’étirait. Un chaste baiser à sa femme encore assoupie à ses côtés puis tout de suite, il attrapait le livre sur sa table de chevet, l’ouvrait, le respirait. Il lisait quelques lignes. Faisait claquer les sons sur ses lèvres. Enfin, il posait un pied à terre. La toilette était rapide. Une petite douche fraîche pour achever de se réveiller. il descendait dans la cuisine, l’odeur chaude et accueillante du café l’attendait. Il s’en servait un grand bol, avec un peu de sucre et du lait.
Ses chaussettes étaient peut être trouées, son imper gris d’avoir été trop lavé, et son pull élimé mais ses livres soigneusement emballés dans du papier de soie et glissés avec précaution dans sa vieille serviette en cuir marron gardaient leur aspect neuf.
Il n’habitait pas loin du lycée, il y allait donc à pied. Il se promenait le nez en l’air en regardant les nuages. De temps en temps, un arbre ou un poteau lui coupait la route et Monsieur Thomas se retrouvait, par terre, sa serviette à ses pieds. Il avait un vague sourire gêné et se relevait. Il était habitué.
Le reste du trajet, il faisait plus attention. Il détaillait les façades des maisons, s’arrêtait devant les panneaux publicitaires et appréciait leurs nouveaux slogans. il arrivait dans sa classe suffisamment tôt pour avoir le temps de se plonger dans un de ses ouvrages préférés.
Monsieur Thomas était le professeur le plus aimé de son établissement. Il n’avait pas besoin d’élever la voix pour se faire entendre, ses élèves silencieux attendaient que le maître parle.
Madame Thomas était femme au foyer. Elle et Monsieur Thomas n’avait jamais eu d’enfant mais elle estimait que c’était important que quelqu’un tienne la maison propre et des comptes précis. De toute façon Monsieur Thomas pensait-elle n’aurait jamais su gérer un foyer. Toujours la tête dans la lune ! Madame Thomas sous ses dehors de maîtresse femme avait-elle aussi une part de grande rêveuse. Quand elle était petite, elle rêvait du prince charmant, plus grande elle espérait que quelqu’un l’aime, tout simplement.
Madame Thomas avant d’être Madame Thomas était Mademoiselle Clémence. Elle avait été élevée par sa grand-mère, une femme détestable et rigide. Mademoiselle Clémence se devait de prendre des cours de piano, d’apprendre la couture, de ne jamais protester à un ordre donné. Quand elle avait enfin un moment de répit, elle se réfugiait dans sa chambre et là, allongée dans son lit, elle se plaisait à s’imaginer princesse emprisonnée dans une haute tour d’ivoire. « un jour, il viendra me délivrer »
Madame Thomas n’était pas une jolie femme. Un peu boulotte et trop rouge. Son seul atout était sa crinière d’un roux flamboyant que nul ne pouvait ignorer. Elle n’était pas très intelligente non plus. Mais suffisamment maligne pour avoir compris en rencontrant Monsieur Thomas que lui pourrait l’épouser.
Elle l’avait écouté sans sourciller pendant des heures lui déclamer des poèmes. Elle l’avait accompagné dans des librairies obscures où Monsieur Thomas était à la recherche de livres rares. Elle avait espéré qu’il l’attrape dans ces recoins sombres, qu’il l’embrasse comme Gary Grant au cinéma. Elle aurait dit non, pour la forme, pas avant le mariage mais s’il avait insisté, Madame Thomas ne pouvait s’empêcher de penser en rougissant qu’elle aurait cédé.
Cependant Monsieur Thomas était un homme bien élevé et il avait attendu patiemment que leur union soit célébrée. En fait, Monsieur Thomas n’était pas seulement bien élevé, à vrai dire, il s’en fichait.
Quand il était petit, Monsieur Thomas avait peur du noir. Ses parents avaient tout tenté pour le tranquilliser. Ils laissaient la lumière allumée dans le couloir, restaient près de lui le temps qu’il s’endorme. Rien n’y faisait, Monsieur Thomas était terrorisé. Dès que ses parents s’éloignaient, il se réveillait en sueur après d’affreux cauchemars. Un monstre tapi dans l’obscurité voulait l’attraper. C’est sa grand-mère, Mamy Thomas qui trouva la solution. Elle resta près de lui une nuit entière et lui raconta un doux conte. Les oiseaux chantaient, la prairie verdoyait. Elle racontait les étoiles et le vent, imitait le soupir de celui-ci en lui soufflant doucement dans les cheveux. Monsieur Thomas s’était senti protéger par les mots, emmené par les phrases dans un monde magique et onirique où le malheur n’existait pas. Il se tricota une écharpe avec les mots, les histoires étaient devenues la mère qui vous sert dans ses bras, la lumière d’un feu au cœur d’une nuit noire.
Ses livres dès lors le protégeaient plus loyalement et efficacement qu’un chevalier.
Il traversait ainsi le monde dans une bulle irréelle qui se posait de temps en temps avant de s’envoler à nouveau, ailleurs. Il connaissait sa vie mais il ne la savait pas. Sa femme était là, près de lui depuis de longues années mais savait-il seulement la couleur de ses yeux ?
Plus jeune, il avait été ému par elle lors de ses brefs passages dans la vie réelle. Ce n’était pas une héroïne de roman mais elle avait dans ses yeux l’éclat d’un rêve.
Monsieur Thomas avait fini par demander la main de Mademoiselle Clémence. Un soir d’été, respectueusement, après l’avoir fréquenté plusieurs mois durant et demandé la permission à la terrible grand-mère.
Mademoiselle Clémence avait dit « oui. »
Elle s’était enfin enfuie de sa chambre de petite fille. Finie la tour d’ivoire pensait-elle. Mais elle s’était rendue compte au bout de quelques mois de mariage qu’elle n’avait fait qu’en intégrer une autre. Elle aurait pu se battre pour s’en sortir. Mais conditionnée en bonne épouse, elle se contentait d’effectuer ses taches et se permettait seulement de temps en temps de rêver que son prince finirait par la trouver.
Madame Thomas était toujours réveillée par la sonnerie du réveil de son mari. Elle faisait semblant de dormir encore. Pour ne pas être dérangée. C’était son moment privilégié. Dès que Monsieur Thomas avait quitté le lit, elle s’étendait, se roulait dans les draps, prenait des poses de modèle, souriait à son ange.
Un matin, Madame Thomas se leva plus excitée que jamais. Aujourd’hui, elle devait aller acheter une nouvelle machine à laver. La leur était tombée en panne, subitement. Comme beaucoup d’appareils ménagers depuis quelques temps. Madame Thomas n’y était pas étrangère. Un mois auparavant, en allant acheter un grille-pain à la boutique du centre, elle avait rencontré un homme. C’était le nouveau propriétaire. Il était grand et fort, avait le teint mat et les cheveux joliment poivre et sel. Une moustache soignée. Quand elle arriva dans le magasin, il l’accueillit avec un joyeux « Bonjour ma petite dame ! » Elle en avait tant frissonné et tremblé qu’elle avait pensé tomber. Sur son badge était écrit Paul. Elle avait été un peu gênée de l’appeler par son prénom mais il l’avait tout de suite mis à l’aise. « Appelez-moi Paul, vraiment, ça me fait plaisir qu’une jolie dame m’appelle par mon prénom ! »
Comme d’habitude, ce jour-là, Paul l’accueillit par son tonitruant « Bonjour ma petite dame ! » Mais le clin d’œil qu’il lui adressa fit comprendre à Madame Thomas qu’elle était plus qu’une petite dame, plus qu’une cliente. Ils passèrent la matinée entière à choisir la machine à laver. Le midi, Paul entraîna Madame Thomas dans la réserve.
Quand Monsieur Thomas, rentra le soir, il ne fut pas surpris de ne pas voir Madame Thomas à ses fourneaux comme il la trouvait là pourtant depuis 24 ans. Il monta directement dans son bureau, corrigea ses copies aussi vite que possible et se plongea enfin dans le livre qu’il venait d’acheter.
Son ventre gargouillant lui rappela qu’il était l’heure de manger. Il descendit gaiement dans la cuisine impatient de manger et de retourner vite, vite à sa lecture. Mais la cuisine était déserte. Aucun plat dans le four. Aucune Madame Thomas.
Il regarda l’heure et vit 20 heures. Où avait pu passer Madame Thomas ? Etait-elle là quand il était rentré ? Il n’arrivait pas à s’en souvenir. Sans doute. Elle était là depuis des années, aucune raison que cela ait changé. Mais où était-elle alors ? Il fit le tour de la maison et du jardin en appelant. « Clémence ? » Rien. Pas de réponse. Il se fit alors réchauffer une boite, s’assit sur le perron et se mit à attendre.
Ce fut très tard dans la nuit qu’une vieille Ford remonta la rue. Elle s’arrêta quelques mètres avant la maison. Madame Thomas en descendit, se retourna vers le conducteur, lui envoya un baiser et se dirigea vers Monsieur Thomas. Elle avait le rouge aux joues et les yeux brillants. Elle s’assit près de son mari, lui prit la main et commença à lui expliquer.
L’amour, l’amour, l’amour. Paul. Son prince. L’amour, l’amour, l’amour.
Rupture.
Le mot était posé.
Madame Thomas voulait devenir Madame Paul. Madame Thomas ne voulait plus vivre avec Monsieur Thomas. Elle était amoureuse. Paul était amoureux d’elle. Ils savaient l’un et l’autre qu’ils étaient faits pour être ensemble. Elle ne s’excusa pas auprès de son mari.
« C’est comme ça, on n’y peut rien. »
Elle monta dans sa chambre, fit ses valises.
« Je te laisse la maison, les meubles, tout, je veux recommencer à zéro. »
La vieille Ford revint la chercher. Madame Thomas s’y engouffra. La rue sombre engloutit l’automobile.
Monsieur Thomas, toujours assis sur le perron commençait juste à réaliser. Sa femme était partie pour un vendeur de lave-vaisselle. Elle l’avait quitté, tout simplement. Il se retrouvait seul. Perdu dans ses sentiments.
Tristesse, peur, colère.
Il dirigea toute sa rage contre le mot atroce qu’elle avait prononcé.
Rupture.
Comment un mot pouvait tant le faire souffrir ? pourquoi un de ses vieux amis s’était retourné contre lui et lui avait planté un poignard dans le cœur ? Son bouclier se fendit, son écharpe s’effilocha. Sa couverture s’envola.
Monsieur Thomas pour la première fois depuis 40 ans se trouvait nu et désarmé face à la vie. Il s’enferma chez lui. Ne vint pas en cours le lendemain ni les jours suivants. Il essayait de lire mais la magie avait disparu. Les mots étaient devenus ses ennemis. Ils s’évaporaient dès qu’il tentait de les déchiffrer et se transformaient en brouillard opaque autour de lui.
Un soir, où il tentait à nouveau de retrouver « ses vieux amis » la situation s’empira. Tel un serpent sinueux, ils sortirent du livre, rampèrent sur ses doigts, ses mains, ses bras, glissèrent autour de son cou et l’étranglèrent. Monsieur Thomas n’arrivait plus à respirer. Il se roula en boule dans son lit et rejeta le livre au loin. Il se leva difficilement avant de dégringoler sur le plancher. Il n’arrivait plus à reprendre sa respiration. Il se traîna jusqu’au lavabo, tenta l’ascension de la faïence blanche de ses doigts fatigués. Ils trouvèrent un gobelet et le remplirent d’eau. Monsieur Thomas but le contenu avidement. Les quelques gouttes qui lui survécurent, il se les aspergea sur le visage. Là, adossé contre le bidet, monsieur Thomas réapprenait à respirer.
Madame Thomas était une femme comblée. Paul était un homme charmant et prévenant. Il l’emmenait au restaurant, lui offrait des bouquets de fleurs et lui disait qu’il l’aimait . Quand il rentrait du travail, il rejoignait Madame Thomas et lui passait les deux bras autour de ses épaules et commençait par lui embrasser le lobe de l’oreille gauche puis de l’oreille droite. Il descendait ensuite jusqu’au cou et restait plonger quelques instants dans le parfum de sa compagne. Madame Thomas pour la première fois de sa vie se sentait belle et désirable. Il n’y avait qu’à jeter un regard sur Paul pour se rendre compte de l’effet qu’elle lui procurait !
Cela faisait une semaine que Madame Thomas avait quitté Monsieur Thomas. Une semaine que Monsieur Thomas se tenait cloîtré chez lui. Une semaine que Monsieur Thomas n’avait pas lu une ligne. A chaque fois qu’il essayait, le long filet des mots tentait à nouveau de l’étrangler. Monsieur Thomas sans lecture était comme un poisson en dehors de l’eau, il étouffait ! Il tenta un matin de reprendre le contrôle de sa vie. Il se leva, s’habilla et partit en direction de son collège. Il marcha droit devant lui, sans un regard de coté. Il allait le plus vite possible, il ne fallait pas perdre de temps. Ses jambes et son cœur n’avait pas l’habitude d’autant d’agitations et lui firent comprendre qu’il devait s’arrêter reprendre son souffle. Ce qu’il fit, sous un arrêt de bus. Il s’assit sur le banc. Se colla à la paroi de verre en fermant les yeux quelques instants. Quand il les rouvrit, il se rendit compte que les lettres qui formaient les slogans publicitaires étaient sorties de leur cadre. Elles se rejoignirent autour de lui et formèrent un brouillard épais. Il ne voyait plus rien autour de lui. Plus la grand-mère rondelette qui se tenait à quelques centimètres de lui, non plus le cadre pressé qui tapait du pied d’impatience car le bus avait du retard. Monsieur Thomas était entouré de noir, de gris. Il se leva et d’un geste brusque s’enfuit du nuage sombre. Il s’éloigna de l’abri bus et décida de réintégrer sa demeure. Mais les lettres de toutes les pancartes, de toutes les pubs, de tous les panneaux indicateurs se mirent à l’encercler et l’aveugler. Il eut beau courir, les lettres cessèrent de le poursuivre seulement quand il se fut mis à l’abri dans sa salle de bain. Un coup d’œil par la fenêtre et Monsieur Thomas vit son jardin enveloppé d’un linceul sombre. Les lettres étaient là et l’attendaient…
Paul mit exactement 3 mois à demander la main de Madame Thomas. Il l’avait invité au restaurant. La bague était cachée sous la serviette. Elle se mit à rougir à la vue de l’alliance. Paul lui prit la main et avec un doux sourire lui demanda si elle voulait être sa femme. Nul besoin de réponse au vu de la réaction de Madame Thomas. Elle se jeta au cou de son amant et l’embrassa partout sur le visage.
Madame Thomas avait toujours rêvé d’un mariage en grande pompe. Celui avec Monsieur Thomas n’avait réuni qu’une dizaine de personnes. Soit c’était en période de guerre mais il aurait pu faire quelque chose pour obtenir un minimum de romantisme. Il n’y avait pas eu d’église. Ni de banquet. Juste la mairie. Ils avaient échangé leur oui sans grande conviction. Personne n’avait applaudi. De ce fait, pour son second mariage, Madame Thomas voulait mettre les petits plats dans les grands. Des dizaines d’invités, une robe blanche, l’église, des pétales de roses étalées jusqu’à l’autel. Paul dit oui à tout. Madame Thomas attendit ce jour avec impatience. celui où elle se transformerait en princesse.
Monsieur Thomas reçut la notification de divorce. Depuis l’épisode de l’abri bus, Monsieur Thomas fuyait toutes rencontres avec des lettres. Il refusa d’ouvrir l’enveloppe et demanda à l’avocat de lui lire le courrier. Ce dernier sourcilla à peine. Il en avait tant vu dans sa longue carrière. Qu’un professeur de français ait l’air terrorisé de lire quelques lignes sur un papier était loin d’être la chose la plus extravagante qu’il ait rencontrée. Monsieur Thomas refusa de s’approcher de la lettre. Il se tint à une distance respectueuse. Pendant que son avocat, Maître CRAMPION, lisait, Monsieur Thomas se rendit compte que les lettres sortaient du papier et rampaient le long des doigts de l’avocat. Celui-ci parut ne se rendre compte de rien ce qui confirma le jugement que monsieur thomas s’autoportait. Il devenait fou. Les lettres remontèrent jusqu’à son coude, jusqu’à son épaule, s’insinuèrent dans ses narines, dans sa bouche, dans ses yeux. Monsieur Thomas crut que Maître CRAMPION se rendait compte de quelque chose car à un moment, il se tut, sembla se moucher avant de se raviser. C’est alors que de tous les livres du cabinet (et ils étaient nombreux) des serpents de mots sortirent et envahirent la pièce. Monsieur Thomas paniqué voulut s’enfuir. Maître CRAMPION l’en empêcha, le retenant par la manche. « Il faut signer ces papiers si vous voulez en être débarrassé » monsieur Thomas jeta une signature rapide au bas des pages et sans demander son reste, s’enfuit.
C’était le grand jour. Madame Thomas jeta un dernier regard vers le reflet que lui renvoyait le miroir. Elle ne serait sans doute pas la plus fraîche ni la plus jolie des mariées. Cependant, elle était convenable. La robe lui convenait bien et mettait en valeur son opulente poitrine tout en masquant son ventre trop marqué. La maquilleuse avait fait du bon travail, Madame Thomas se sentit rajeunie de 10 bonnes années. L’église était remplie, Madame Thomas avait invité jusqu’au boulanger. Elle sentait son cœur palpiter. Dans quelques minutes, elle abandonnerait définitivement son nom pour s’appeler enfin Madame Paul. Elle se promenait nerveusement. De droite à gauche, de gauche à droite. Elle entendit un gémissement venue d’un placard.
Monsieur Thomas était allongé sur son lit. Pâle et famélique. Il ne mangeait quasiment plus. Il n’avait jamais été très doué en cuisine, il se contentait d’ouvrir une boite. Désormais, cela lui était impossible. Sur chaque conserve était inscrite la liste d’ingrédients. Les lettres se liguaient, et comme un corps d’armée rentrant en campagne, scandaient une mélodie guerrière. Sa maison auparavant remplie de livres réconfortants s’était renfermée sur lui tel un piège géant. La seule pièce où Monsieur Thomas se sentait encore en sécurité était la salle de bain. Il s’y était installé un lit de camp et s’abreuvait au robinet d’eau fraîche. Une de ses nuits sans fin, quelqu’un ou quelqu’un chose se mit à battre contre la porte.
Madame Thomas fut d’abord amusée par ses gémissements. Elle imaginait que c’était un couple de jeunes amoureux qui n’arrivait pas à contenir leur passion. Elle ne comptait pas les déranger mais un grognement lui parut familier. Elle se précipita et ouvrit la porte à la volée. Tant pis si elle se trompait.
Monsieur Thomas regardait fiévreusement la porte vibrer des coups qu’on lui portait. Ils étaient de plus en plus forts et rapprochés. Monsieur Thomas savait qu’il n’aurait bientôt plus le choix. Deux alternatives s’offraient à lui, ouvrir ou s’enfuir. Monsieur Thomas voulut en avoir le cœur net. Devenait-il fou ? Le seul moyen d’obtenir une réponse à cette question lancinante était d’affronter ce qu’il y avait de l’autre côté de la porte. Il lui fallait ouvrir.
Le cerveau de Madame Thomas mit quelques secondes à analyser les images que lui renvoyaient ses yeux. Paul ahanait dans le giron de mademoiselle Catherine « sa collaboratrice » comme il aimait l’appeler. Il ne se rendit pas tout de suite compte que sa future femme se tenait à l’entrée du placard. Mademoiselle Catherine la vit plus rapidement mais elle n’arrivait pas à repousser les excès d’ardeur de son amant. Madame Thomas resta de longues secondes pétrifiée à les regarder. Paul enfin, sous les coups répétés de Mademoiselle Catherine se retourna. Il ne parut pas gêner. Il lui lâcha une phrase.
« c’est comme ça ma chérie, tu ne croyais tout de même pas que tu serais la seule ? »
Monsieur Thomas rassembla tout son courage pour tourner la poignée. Le grattement avait fait place à un bruissement. Tous les livres de Monsieur Thomas gisaient à terre. Son préféré, celui qu’il aimait tant à caresser la reliure et aspirait de grandes bouffées d’odeur mélange de cuir, de papier et d’encre, étaient grand ouvert près de la porte de la salle de bain. Ses pages étaient devenues blanches. Monsieur Thomas n’eut pas le temps de se poser de question. Son attention fut happée par un coin de la chambre resté dans l’ombre. Le bruissement avait fait place à un bruit de succion. Dans le coin mal éclairé, des lettres allaient et venaient par dizaines, par centaines, par milliers, se montant les unes sur les autres, se heurtant, toutes en marche pour une seule direction, la porte qui venait de s’ouvrir pour découvrir dans son rectangle de lumière la silhouette d’un homme pâle, famélique et effrayé.
Madame Thomas ne versa pas une larme. Son esprit tournoyait à toute vitesse. « Le prince charmant ne te tromperait pas pour une souillon. » Elle referma la porte sans même leur jeter un dernier regard. Madame Thomas remonta sa robe sur ses jambes et se mit à courir. Elle avait le besoin de se mettre à l’abri, en sécurité. L’image de son ancienne maison lui revint en tête. Tableau rassurant. Elle eut une vision nette dans sa tête. Monsieur Thomas assis à son bureau plongé dans la lecture d’un de ses ouvrages. Il n’avait pas toujours été très présent mais il était là quand même à la protéger de ce monde cruel. Une bouffée de tendresse monta en elle. Et si ? Et si Monsieur Thomas acceptait de lui rouvrir ses bras ? Pleine de cet espoir, elle prit la direction de son ancienne demeure.
Monsieur Thomas se recroquevilla contre le chambranle de la porte. Sa terreur lui avait enlevé toute force. Il se protégea le visage comme il put. Se cachant les yeux. Il sentit bientôt une chatouille sur son pied. Un coup d’œil rapide lui confirma ce que son cerveau lui hurlait, les lettres avaient commencé à l’envahir. Après avoir réussi à grimper sur son chausson, un long serpent de lettre entreprit de lui escaler l’entrejambe. Certains s’insinuèrent sous son pyjama, s’accrochant à ses poils. D’autres encore semblaient vouloir paresser sur le tissu en flanelle. Mais un bras armé, un grouillement agité de soubresauts arriva bientôt en vue de son visage. Il sentit qu’elles pénétraient dans ses oreilles, il voulut les boucher. D’autres tentaient les narines. Du plus profond de son angoisse, un terrible hurlement jaillit de sa bouche béante, vite étouffé par la multitude de lettres qui commençaient leurs marches funèbres sur ses dents, sur sa langue, dans sa gorge…
Madame Thomas se tenait sur le seuil de la maison. Elle n’avait plus les clefs mais savait où Monsieur Thomas mettait les doubles. Derrière la jardinière de la fenêtre du salon. Elle vit ses fleurs mortes de ne pas avoir été arrosées et en fut peinée. Elle venait de mettre la clef dans la serrure quand le cri la cueillit dans son mouvement. Elle sentit un terrible frisson lui remonter l’échine. Elle ouvrit la porte peureusement. Elle fut saisi par l’odeur épouvantable qui y régnaient. Des tas d’immondices traînaient partout, les mouches avaient constellé de leurs excréments chaque centimètre carré, de la vaisselle sale s’empilait en tas dans toute la cuisine. Elle appela « Thomas » timidement et de plus en plus fort paniqué de ne pas le trouver. Elle grimpa l’escalier à la volée et déboucha dans la chambre. Des douzaines de livres jonchaient la moquette mais il n’y avait aucun autre signe d’effraction ou de lutte. Monsieur Thomas était là, recroquevillé dans un coin, près de la porte de la salle de bain. Elle lui dégagea les cheveux pour lui tâter son pouls. Elle arrêta son geste quand elle vit la crispation de son visage. Monsieur Thomas avait les joues déchirées et il avait encore les mains tordues dans un geste de protection.
Monsieur Thomas dans son dernier souffle et derrière ses yeux vitreux vit une femme, en tenue de mariée, le prendre dans ses bras et l’enlacer. il ne vit qu’une auréole de cheveux roux et un visage doux. Une larme scintilla et perla le long des cils noirs de l’apparition. Elle tomba sur lui, sur ses lèvres. Le goût était salé. Monsieur Thomas se délecta de ce dernier nectar et s’en alla comme il avait fait toute sa vie, sur la pointe des pieds.
La rupture
Monsieur thomas était un professeur de français respecté dans son lycée. Son amour des mots le nimbait d’une aura que ses élèves ne pouvaient ignorer. Chaque matin, le réveil sonnait à 7h30. Monsieur Thomas baillait un long moment dans son lit, s’étirait. Un chaste baiser à sa femme encore assoupie à ses côtés puis tout de suite, il attrapait le livre sur sa table de chevet, l’ouvrait, le respirait. Il lisait quelques lignes. Faisait claquer les sons sur ses lèvres. Enfin, il posait un pied à terre. La toilette était rapide. Une petite douche fraîche pour achever de se réveiller. il descendait dans la cuisine, l’odeur chaude et accueillante du café l’attendait. Il s’en servait un grand bol, avec un peu de sucre et du lait.
Ses chaussettes étaient peut être trouées, son imper gris d’avoir été trop lavé, et son pull élimé mais ses livres soigneusement emballés dans du papier de soie et glissés avec précaution dans sa vieille serviette en cuir marron gardaient leur aspect neuf.
Il n’habitait pas loin du lycée, il y allait donc à pied. Il se promenait le nez en l’air en regardant les nuages. De temps en temps, un arbre ou un poteau lui coupait la route et Monsieur Thomas se retrouvait, par terre, sa serviette à ses pieds. Il avait un vague sourire gêné et se relevait. Il était habitué.
Le reste du trajet, il faisait plus attention. Il détaillait les façades des maisons, s’arrêtait devant les panneaux publicitaires et appréciait leurs nouveaux slogans. il arrivait dans sa classe suffisamment tôt pour avoir le temps de se plonger dans un de ses ouvrages préférés.
Monsieur Thomas était le professeur le plus aimé de son établissement. Il n’avait pas besoin d’élever la voix pour se faire entendre, ses élèves silencieux attendaient que le maître parle.
Madame Thomas était femme au foyer. Elle et Monsieur Thomas n’avait jamais eu d’enfant mais elle estimait que c’était important que quelqu’un tienne la maison propre et des comptes précis. De toute façon Monsieur Thomas pensait-elle n’aurait jamais su gérer un foyer. Toujours la tête dans la lune ! Madame Thomas sous ses dehors de maîtresse femme avait-elle aussi une part de grande rêveuse. Quand elle était petite, elle rêvait du prince charmant, plus grande elle espérait que quelqu’un l’aime, tout simplement.
Madame Thomas avant d’être Madame Thomas était Mademoiselle Clémence. Elle avait été élevée par sa grand-mère, une femme détestable et rigide. Mademoiselle Clémence se devait de prendre des cours de piano, d’apprendre la couture, de ne jamais protester à un ordre donné. Quand elle avait enfin un moment de répit, elle se réfugiait dans sa chambre et là, allongée dans son lit, elle se plaisait à s’imaginer princesse emprisonnée dans une haute tour d’ivoire. « un jour, il viendra me délivrer »
Madame Thomas n’était pas une jolie femme. Un peu boulotte et trop rouge. Son seul atout était sa crinière d’un roux flamboyant que nul ne pouvait ignorer. Elle n’était pas très intelligente non plus. Mais suffisamment maligne pour avoir compris en rencontrant Monsieur Thomas que lui pourrait l’épouser.
Elle l’avait écouté sans sourciller pendant des heures lui déclamer des poèmes. Elle l’avait accompagné dans des librairies obscures où Monsieur Thomas était à la recherche de livres rares. Elle avait espéré qu’il l’attrape dans ces recoins sombres, qu’il l’embrasse comme Gary Grant au cinéma. Elle aurait dit non, pour la forme, pas avant le mariage mais s’il avait insisté, Madame Thomas ne pouvait s’empêcher de penser en rougissant qu’elle aurait cédé.
Cependant Monsieur Thomas était un homme bien élevé et il avait attendu patiemment que leur union soit célébrée. En fait, Monsieur Thomas n’était pas seulement bien élevé, à vrai dire, il s’en fichait.
Quand il était petit, Monsieur Thomas avait peur du noir. Ses parents avaient tout tenté pour le tranquilliser. Ils laissaient la lumière allumée dans le couloir, restaient près de lui le temps qu’il s’endorme. Rien n’y faisait, Monsieur Thomas était terrorisé. Dès que ses parents s’éloignaient, il se réveillait en sueur après d’affreux cauchemars. Un monstre tapi dans l’obscurité voulait l’attraper. C’est sa grand-mère, Mamy Thomas qui trouva la solution. Elle resta près de lui une nuit entière et lui raconta un doux conte. Les oiseaux chantaient, la prairie verdoyait. Elle racontait les étoiles et le vent, imitait le soupir de celui-ci en lui soufflant doucement dans les cheveux. Monsieur Thomas s’était senti protéger par les mots, emmené par les phrases dans un monde magique et onirique où le malheur n’existait pas. Il se tricota une écharpe avec les mots, les histoires étaient devenues la mère qui vous sert dans ses bras, la lumière d’un feu au cœur d’une nuit noire.
Ses livres dès lors le protégeaient plus loyalement et efficacement qu’un chevalier.
Il traversait ainsi le monde dans une bulle irréelle qui se posait de temps en temps avant de s’envoler à nouveau, ailleurs. Il connaissait sa vie mais il ne la savait pas. Sa femme était là, près de lui depuis de longues années mais savait-il seulement la couleur de ses yeux ?
Plus jeune, il avait été ému par elle lors de ses brefs passages dans la vie réelle. Ce n’était pas une héroïne de roman mais elle avait dans ses yeux l’éclat d’un rêve.
Monsieur Thomas avait fini par demander la main de Mademoiselle Clémence. Un soir d’été, respectueusement, après l’avoir fréquenté plusieurs mois durant et demandé la permission à la terrible grand-mère.
Mademoiselle Clémence avait dit « oui. »
Elle s’était enfin enfuie de sa chambre de petite fille. Finie la tour d’ivoire pensait-elle. Mais elle s’était rendue compte au bout de quelques mois de mariage qu’elle n’avait fait qu’en intégrer une autre. Elle aurait pu se battre pour s’en sortir. Mais conditionnée en bonne épouse, elle se contentait d’effectuer ses taches et se permettait seulement de temps en temps de rêver que son prince finirait par la trouver.
Madame Thomas était toujours réveillée par la sonnerie du réveil de son mari. Elle faisait semblant de dormir encore. Pour ne pas être dérangée. C’était son moment privilégié. Dès que Monsieur Thomas avait quitté le lit, elle s’étendait, se roulait dans les draps, prenait des poses de modèle, souriait à son ange.
Un matin, Madame Thomas se leva plus excitée que jamais. Aujourd’hui, elle devait aller acheter une nouvelle machine à laver. La leur était tombée en panne, subitement. Comme beaucoup d’appareils ménagers depuis quelques temps. Madame Thomas n’y était pas étrangère. Un mois auparavant, en allant acheter un grille-pain à la boutique du centre, elle avait rencontré un homme. C’était le nouveau propriétaire. Il était grand et fort, avait le teint mat et les cheveux joliment poivre et sel. Une moustache soignée. Quand elle arriva dans le magasin, il l’accueillit avec un joyeux « Bonjour ma petite dame ! » Elle en avait tant frissonné et tremblé qu’elle avait pensé tomber. Sur son badge était écrit Paul. Elle avait été un peu gênée de l’appeler par son prénom mais il l’avait tout de suite mis à l’aise. « Appelez-moi Paul, vraiment, ça me fait plaisir qu’une jolie dame m’appelle par mon prénom ! »
Comme d’habitude, ce jour-là, Paul l’accueillit par son tonitruant « Bonjour ma petite dame ! » Mais le clin d’œil qu’il lui adressa fit comprendre à Madame Thomas qu’elle était plus qu’une petite dame, plus qu’une cliente. Ils passèrent la matinée entière à choisir la machine à laver. Le midi, Paul entraîna Madame Thomas dans la réserve.
Quand Monsieur Thomas, rentra le soir, il ne fut pas surpris de ne pas voir Madame Thomas à ses fourneaux comme il la trouvait là pourtant depuis 24 ans. Il monta directement dans son bureau, corrigea ses copies aussi vite que possible et se plongea enfin dans le livre qu’il venait d’acheter.
Son ventre gargouillant lui rappela qu’il était l’heure de manger. Il descendit gaiement dans la cuisine impatient de manger et de retourner vite, vite à sa lecture. Mais la cuisine était déserte. Aucun plat dans le four. Aucune Madame Thomas.
Il regarda l’heure et vit 20 heures. Où avait pu passer Madame Thomas ? Etait-elle là quand il était rentré ? Il n’arrivait pas à s’en souvenir. Sans doute. Elle était là depuis des années, aucune raison que cela ait changé. Mais où était-elle alors ? Il fit le tour de la maison et du jardin en appelant. « Clémence ? » Rien. Pas de réponse. Il se fit alors réchauffer une boite, s’assit sur le perron et se mit à attendre.
Ce fut très tard dans la nuit qu’une vieille Ford remonta la rue. Elle s’arrêta quelques mètres avant la maison. Madame Thomas en descendit, se retourna vers le conducteur, lui envoya un baiser et se dirigea vers Monsieur Thomas. Elle avait le rouge aux joues et les yeux brillants. Elle s’assit près de son mari, lui prit la main et commença à lui expliquer.
L’amour, l’amour, l’amour. Paul. Son prince. L’amour, l’amour, l’amour.
Rupture.
Le mot était posé.
Madame Thomas voulait devenir Madame Paul. Madame Thomas ne voulait plus vivre avec Monsieur Thomas. Elle était amoureuse. Paul était amoureux d’elle. Ils savaient l’un et l’autre qu’ils étaient faits pour être ensemble. Elle ne s’excusa pas auprès de son mari.
« C’est comme ça, on n’y peut rien. »
Elle monta dans sa chambre, fit ses valises.
« Je te laisse la maison, les meubles, tout, je veux recommencer à zéro. »
La vieille Ford revint la chercher. Madame Thomas s’y engouffra. La rue sombre engloutit l’automobile.
Monsieur Thomas, toujours assis sur le perron commençait juste à réaliser. Sa femme était partie pour un vendeur de lave-vaisselle. Elle l’avait quitté, tout simplement. Il se retrouvait seul. Perdu dans ses sentiments.
Tristesse, peur, colère.
Il dirigea toute sa rage contre le mot atroce qu’elle avait prononcé.
Rupture.
Comment un mot pouvait tant le faire souffrir ? pourquoi un de ses vieux amis s’était retourné contre lui et lui avait planté un poignard dans le cœur ? Son bouclier se fendit, son écharpe s’effilocha. Sa couverture s’envola.
Monsieur Thomas pour la première fois depuis 40 ans se trouvait nu et désarmé face à la vie. Il s’enferma chez lui. Ne vint pas en cours le lendemain ni les jours suivants. Il essayait de lire mais la magie avait disparu. Les mots étaient devenus ses ennemis. Ils s’évaporaient dès qu’il tentait de les déchiffrer et se transformaient en brouillard opaque autour de lui.
Un soir, où il tentait à nouveau de retrouver « ses vieux amis » la situation s’empira. Tel un serpent sinueux, ils sortirent du livre, rampèrent sur ses doigts, ses mains, ses bras, glissèrent autour de son cou et l’étranglèrent. Monsieur Thomas n’arrivait plus à respirer. Il se roula en boule dans son lit et rejeta le livre au loin. Il se leva difficilement avant de dégringoler sur le plancher. Il n’arrivait plus à reprendre sa respiration. Il se traîna jusqu’au lavabo, tenta l’ascension de la faïence blanche de ses doigts fatigués. Ils trouvèrent un gobelet et le remplirent d’eau. Monsieur Thomas but le contenu avidement. Les quelques gouttes qui lui survécurent, il se les aspergea sur le visage. Là, adossé contre le bidet, monsieur Thomas réapprenait à respirer.
Madame Thomas était une femme comblée. Paul était un homme charmant et prévenant. Il l’emmenait au restaurant, lui offrait des bouquets de fleurs et lui disait qu’il l’aimait . Quand il rentrait du travail, il rejoignait Madame Thomas et lui passait les deux bras autour de ses épaules et commençait par lui embrasser le lobe de l’oreille gauche puis de l’oreille droite. Il descendait ensuite jusqu’au cou et restait plonger quelques instants dans le parfum de sa compagne. Madame Thomas pour la première fois de sa vie se sentait belle et désirable. Il n’y avait qu’à jeter un regard sur Paul pour se rendre compte de l’effet qu’elle lui procurait !
Cela faisait une semaine que Madame Thomas avait quitté Monsieur Thomas. Une semaine que Monsieur Thomas se tenait cloîtré chez lui. Une semaine que Monsieur Thomas n’avait pas lu une ligne. A chaque fois qu’il essayait, le long filet des mots tentait à nouveau de l’étrangler. Monsieur Thomas sans lecture était comme un poisson en dehors de l’eau, il étouffait ! Il tenta un matin de reprendre le contrôle de sa vie. Il se leva, s’habilla et partit en direction de son collège. Il marcha droit devant lui, sans un regard de coté. Il allait le plus vite possible, il ne fallait pas perdre de temps. Ses jambes et son cœur n’avait pas l’habitude d’autant d’agitations et lui firent comprendre qu’il devait s’arrêter reprendre son souffle. Ce qu’il fit, sous un arrêt de bus. Il s’assit sur le banc. Se colla à la paroi de verre en fermant les yeux quelques instants. Quand il les rouvrit, il se rendit compte que les lettres qui formaient les slogans publicitaires étaient sorties de leur cadre. Elles se rejoignirent autour de lui et formèrent un brouillard épais. Il ne voyait plus rien autour de lui. Plus la grand-mère rondelette qui se tenait à quelques centimètres de lui, non plus le cadre pressé qui tapait du pied d’impatience car le bus avait du retard. Monsieur Thomas était entouré de noir, de gris. Il se leva et d’un geste brusque s’enfuit du nuage sombre. Il s’éloigna de l’abri bus et décida de réintégrer sa demeure. Mais les lettres de toutes les pancartes, de toutes les pubs, de tous les panneaux indicateurs se mirent à l’encercler et l’aveugler. Il eut beau courir, les lettres cessèrent de le poursuivre seulement quand il se fut mis à l’abri dans sa salle de bain. Un coup d’œil par la fenêtre et Monsieur Thomas vit son jardin enveloppé d’un linceul sombre. Les lettres étaient là et l’attendaient…
Paul mit exactement 3 mois à demander la main de Madame Thomas. Il l’avait invité au restaurant. La bague était cachée sous la serviette. Elle se mit à rougir à la vue de l’alliance. Paul lui prit la main et avec un doux sourire lui demanda si elle voulait être sa femme. Nul besoin de réponse au vu de la réaction de Madame Thomas. Elle se jeta au cou de son amant et l’embrassa partout sur le visage.
Madame Thomas avait toujours rêvé d’un mariage en grande pompe. Celui avec Monsieur Thomas n’avait réuni qu’une dizaine de personnes. Soit c’était en période de guerre mais il aurait pu faire quelque chose pour obtenir un minimum de romantisme. Il n’y avait pas eu d’église. Ni de banquet. Juste la mairie. Ils avaient échangé leur oui sans grande conviction. Personne n’avait applaudi. De ce fait, pour son second mariage, Madame Thomas voulait mettre les petits plats dans les grands. Des dizaines d’invités, une robe blanche, l’église, des pétales de roses étalées jusqu’à l’autel. Paul dit oui à tout. Madame Thomas attendit ce jour avec impatience. celui où elle se transformerait en princesse.
Monsieur Thomas reçut la notification de divorce. Depuis l’épisode de l’abri bus, Monsieur Thomas fuyait toutes rencontres avec des lettres. Il refusa d’ouvrir l’enveloppe et demanda à l’avocat de lui lire le courrier. Ce dernier sourcilla à peine. Il en avait tant vu dans sa longue carrière. Qu’un professeur de français ait l’air terrorisé de lire quelques lignes sur un papier était loin d’être la chose la plus extravagante qu’il ait rencontrée. Monsieur Thomas refusa de s’approcher de la lettre. Il se tint à une distance respectueuse. Pendant que son avocat, Maître CRAMPION, lisait, Monsieur Thomas se rendit compte que les lettres sortaient du papier et rampaient le long des doigts de l’avocat. Celui-ci parut ne se rendre compte de rien ce qui confirma le jugement que monsieur thomas s’autoportait. Il devenait fou. Les lettres remontèrent jusqu’à son coude, jusqu’à son épaule, s’insinuèrent dans ses narines, dans sa bouche, dans ses yeux. Monsieur Thomas crut que Maître CRAMPION se rendait compte de quelque chose car à un moment, il se tut, sembla se moucher avant de se raviser. C’est alors que de tous les livres du cabinet (et ils étaient nombreux) des serpents de mots sortirent et envahirent la pièce. Monsieur Thomas paniqué voulut s’enfuir. Maître CRAMPION l’en empêcha, le retenant par la manche. « Il faut signer ces papiers si vous voulez en être débarrassé » monsieur Thomas jeta une signature rapide au bas des pages et sans demander son reste, s’enfuit.
C’était le grand jour. Madame Thomas jeta un dernier regard vers le reflet que lui renvoyait le miroir. Elle ne serait sans doute pas la plus fraîche ni la plus jolie des mariées. Cependant, elle était convenable. La robe lui convenait bien et mettait en valeur son opulente poitrine tout en masquant son ventre trop marqué. La maquilleuse avait fait du bon travail, Madame Thomas se sentit rajeunie de 10 bonnes années. L’église était remplie, Madame Thomas avait invité jusqu’au boulanger. Elle sentait son cœur palpiter. Dans quelques minutes, elle abandonnerait définitivement son nom pour s’appeler enfin Madame Paul. Elle se promenait nerveusement. De droite à gauche, de gauche à droite. Elle entendit un gémissement venue d’un placard.
Monsieur Thomas était allongé sur son lit. Pâle et famélique. Il ne mangeait quasiment plus. Il n’avait jamais été très doué en cuisine, il se contentait d’ouvrir une boite. Désormais, cela lui était impossible. Sur chaque conserve était inscrite la liste d’ingrédients. Les lettres se liguaient, et comme un corps d’armée rentrant en campagne, scandaient une mélodie guerrière. Sa maison auparavant remplie de livres réconfortants s’était renfermée sur lui tel un piège géant. La seule pièce où Monsieur Thomas se sentait encore en sécurité était la salle de bain. Il s’y était installé un lit de camp et s’abreuvait au robinet d’eau fraîche. Une de ses nuits sans fin, quelqu’un ou quelqu’un chose se mit à battre contre la porte.
Madame Thomas fut d’abord amusée par ses gémissements. Elle imaginait que c’était un couple de jeunes amoureux qui n’arrivait pas à contenir leur passion. Elle ne comptait pas les déranger mais un grognement lui parut familier. Elle se précipita et ouvrit la porte à la volée. Tant pis si elle se trompait.
Monsieur Thomas regardait fiévreusement la porte vibrer des coups qu’on lui portait. Ils étaient de plus en plus forts et rapprochés. Monsieur Thomas savait qu’il n’aurait bientôt plus le choix. Deux alternatives s’offraient à lui, ouvrir ou s’enfuir. Monsieur Thomas voulut en avoir le cœur net. Devenait-il fou ? Le seul moyen d’obtenir une réponse à cette question lancinante était d’affronter ce qu’il y avait de l’autre côté de la porte. Il lui fallait ouvrir.
Le cerveau de Madame Thomas mit quelques secondes à analyser les images que lui renvoyaient ses yeux. Paul ahanait dans le giron de mademoiselle Catherine « sa collaboratrice » comme il aimait l’appeler. Il ne se rendit pas tout de suite compte que sa future femme se tenait à l’entrée du placard. Mademoiselle Catherine la vit plus rapidement mais elle n’arrivait pas à repousser les excès d’ardeur de son amant. Madame Thomas resta de longues secondes pétrifiée à les regarder. Paul enfin, sous les coups répétés de Mademoiselle Catherine se retourna. Il ne parut pas gêner. Il lui lâcha une phrase.
« c’est comme ça ma chérie, tu ne croyais tout de même pas que tu serais la seule ? »
Monsieur Thomas rassembla tout son courage pour tourner la poignée. Le grattement avait fait place à un bruissement. Tous les livres de Monsieur Thomas gisaient à terre. Son préféré, celui qu’il aimait tant à caresser la reliure et aspirait de grandes bouffées d’odeur mélange de cuir, de papier et d’encre, étaient grand ouvert près de la porte de la salle de bain. Ses pages étaient devenues blanches. Monsieur Thomas n’eut pas le temps de se poser de question. Son attention fut happée par un coin de la chambre resté dans l’ombre. Le bruissement avait fait place à un bruit de succion. Dans le coin mal éclairé, des lettres allaient et venaient par dizaines, par centaines, par milliers, se montant les unes sur les autres, se heurtant, toutes en marche pour une seule direction, la porte qui venait de s’ouvrir pour découvrir dans son rectangle de lumière la silhouette d’un homme pâle, famélique et effrayé.
Madame Thomas ne versa pas une larme. Son esprit tournoyait à toute vitesse. « Le prince charmant ne te tromperait pas pour une souillon. » Elle referma la porte sans même leur jeter un dernier regard. Madame Thomas remonta sa robe sur ses jambes et se mit à courir. Elle avait le besoin de se mettre à l’abri, en sécurité. L’image de son ancienne maison lui revint en tête. Tableau rassurant. Elle eut une vision nette dans sa tête. Monsieur Thomas assis à son bureau plongé dans la lecture d’un de ses ouvrages. Il n’avait pas toujours été très présent mais il était là quand même à la protéger de ce monde cruel. Une bouffée de tendresse monta en elle. Et si ? Et si Monsieur Thomas acceptait de lui rouvrir ses bras ? Pleine de cet espoir, elle prit la direction de son ancienne demeure.
Monsieur Thomas se recroquevilla contre le chambranle de la porte. Sa terreur lui avait enlevé toute force. Il se protégea le visage comme il put. Se cachant les yeux. Il sentit bientôt une chatouille sur son pied. Un coup d’œil rapide lui confirma ce que son cerveau lui hurlait, les lettres avaient commencé à l’envahir. Après avoir réussi à grimper sur son chausson, un long serpent de lettre entreprit de lui escaler l’entrejambe. Certains s’insinuèrent sous son pyjama, s’accrochant à ses poils. D’autres encore semblaient vouloir paresser sur le tissu en flanelle. Mais un bras armé, un grouillement agité de soubresauts arriva bientôt en vue de son visage. Il sentit qu’elles pénétraient dans ses oreilles, il voulut les boucher. D’autres tentaient les narines. Du plus profond de son angoisse, un terrible hurlement jaillit de sa bouche béante, vite étouffé par la multitude de lettres qui commençaient leurs marches funèbres sur ses dents, sur sa langue, dans sa gorge…
Madame Thomas se tenait sur le seuil de la maison. Elle n’avait plus les clefs mais savait où Monsieur Thomas mettait les doubles. Derrière la jardinière de la fenêtre du salon. Elle vit ses fleurs mortes de ne pas avoir été arrosées et en fut peinée. Elle venait de mettre la clef dans la serrure quand le cri la cueillit dans son mouvement. Elle sentit un terrible frisson lui remonter l’échine. Elle ouvrit la porte peureusement. Elle fut saisi par l’odeur épouvantable qui y régnaient. Des tas d’immondices traînaient partout, les mouches avaient constellé de leurs excréments chaque centimètre carré, de la vaisselle sale s’empilait en tas dans toute la cuisine. Elle appela « Thomas » timidement et de plus en plus fort paniqué de ne pas le trouver. Elle grimpa l’escalier à la volée et déboucha dans la chambre. Des douzaines de livres jonchaient la moquette mais il n’y avait aucun autre signe d’effraction ou de lutte. Monsieur Thomas était là, recroquevillé dans un coin, près de la porte de la salle de bain. Elle lui dégagea les cheveux pour lui tâter son pouls. Elle arrêta son geste quand elle vit la crispation de son visage. Monsieur Thomas avait les joues déchirées et il avait encore les mains tordues dans un geste de protection.
Monsieur Thomas dans son dernier souffle et derrière ses yeux vitreux vit une femme, en tenue de mariée, le prendre dans ses bras et l’enlacer. il ne vit qu’une auréole de cheveux roux et un visage doux. Une larme scintilla et perla le long des cils noirs de l’apparition. Elle tomba sur lui, sur ses lèvres. Le goût était salé. Monsieur Thomas se délecta de ce dernier nectar et s’en alla comme il avait fait toute sa vie, sur la pointe des pieds.