Ma première nouvelle !
Posté : mar. sept. 30, 2008 1:03 pm
Voici ma toute première nouvelle aboutie. Elle n'est pas très longue mais est un condensé de bizarreries. Donnez moi votre avis ! Dites mois s'il ya des incohérences, des approximations, des erreurs ou du mauvais goût...
Je vous préviens c'est très fantaisiste et très werberien. Mais si vous faites l'effort de la lire je vous en serais très reconnaissant, car j'aimerais un avis différent du mien. C'est difficile de juger sa propre écriture.
Merci d'avance pour les courageux !
Le passé n’existe plus
NOUVELLE
PAR JEAN B******* (j'ai censuré mon nom, confidentialité oblige^^, ndlr)
Et quand ce matin-là, je me suis réveillé avec une sorte de sensation bizarre, vous vous doutez bien que je n’y ai rien compris du tout.
C’est vrai que les gens étaient affolés. Certains couraient partout, d’autres se suicidaient en se tirant une balle dans la tête au petit matin devant les yeux ébahis de leurs enfants ou en se déchirant le ventre à coups de cutter. D’autres encore violaient leur fille, tuaient leur conjoint ou brûlaient leur maison. Moi j’ai éclaté de rire et je ne me suis pas rendormi. Je voulais voir ça.
Le fait que le passé n’existait plus troublait bien du monde. Je suis sorti en pyjama dans la rue et j’ai vu mon patron fusiller toute sa famille contre le mur de la librairie.
Ce qui est bizarre me fait rire, c’est la vie. Mais je n’avais toujours pas compris à quoi ressemblait cette chose bizarre, je sentais bien qu’il se passait quelque chose, mais avant mon café, je n’ai pas les idées très claires alors on peut dire que je ne pouvais pas très bien discerner. Je suis rentré dans ma maison et j’ai couru à la cuisine. Ma femme s’était pendue. Ironie douloureuse, la corde qu’elle s’était passée au cou était la ficelle que j’avais achetée la veille pour super cher à Brico Malin. Et allez, quatre euros de gaspillés ! C’est vrai que quand je la vis pendre au-dessus de la table de la cuisine, je ris un peu moins. Mais mon fou rire reprit de plus belle quand j’entendis le dernier coup de fusil de mon boss qui devait parachever l’exécution générale par une balle dans sa petite tête chauve.
J’engloutis mon café en essayant de ne pas trop penser à mon épouse qui je crois étais encore un peu vivante puisqu’elle se tortillait dans tous les sens, et j’eus une lueur de révélation :
Le passé n’existe plus.
Qu’est-ce que cela signifie, le passé n’existe plus ? Rien. C’est une évidence, non ? On vit dans le présent, ce qui est passé est passé, Napoléon n’existe plus, le nazisme n’existe plus, c’est du passé tout ça, non ? Donc cela n’existe plus.
Mais là c’était autre chose. Le passé n’existait plus, autrement dit Napoléon n’avait jamais existé, et le nazisme encore moins. C’est pas si mal, me direz-vous. Chouette alors, table rase sur : le massacre des chrétiens aux premiers siècles, les guerres de religion, les génocides, Hitler, Staline, okay, okay, d’accord. C’est cool. Mais table rase aussi sur toute l’Histoire de l’art, sur toute la littérature, sur Gandhi, sur Martin Luther King, sur Paris libérée, sur les années folles, et j’en passe des meilleures. Le passé n’existait plus. Plus rien.
Oh, ce n’est pas que les livres, les œuvres d’art, tout ce qui se rapporte au passé, quoi, n’existait plus… Tout cela n’avait pas disparu. Mais ce n’était que les conséquences du passé ; là, tout cela n’avait plus aucun sens. Les œuvres de Michel-Ange étaient des gribouillages anonymes. Les livres de Jules Verne étaient des contes débiles qui n’avaient ni queue ni tête. Les photos du Général de Gaulle dans le salon de tout franchouillard patriote ressemblaient à des portraits d’un inconnu sans importance déguisé en militaire. Les trophées de Papy Untel sur la cheminée, ramenés de ses parties de chasse dans la brousse quarante ans auparavant, n’étaient que des morceaux dégueulasses d’animaux mutilés pour rien. Bref, tous ces vestiges du passé n’avaient plus aucun sens, puisque le passé n’existait plus.
Moi aussi, j’étais troublé, quand même, quand l’idée fulgurante de l’inexistence du passé me vint à l’esprit comme un météorite monstrueux frappant de plein fouet une planète innocente. Je pensai tout d’abord à me suicider, puis je me reprit : maintenant que je n’avais plus ni patron ni femme, passé ou pas, j’étais libre. Le passé pouvait disparaître quand il voulait, je faisais ce que je voulais. J’allai m’habiller, et en passant devant la chambre de Théo, mon fils, je remarquai que lui avait choisi de s’étouffer lui-même avec son oreiller. A 13 ans, il avait déjà une créativité poussée ! Mais bon, je crois qu’il n’eut plus trop l’occasion de le prouver : il était mort.
Après m’être habillé, j’éclatai de rire devant la photo de mon grand-père accroché au mur. « C’est bien, les Bahamas ? », demandai-je au cadre en me marrant. Si certains se laminaient le ventre pour ça, moi je préférais rire. Pour submerger les sensations premières qui m’envahissaient mais qui n’avaient pas le temps d’émerger.
Faire ce que je voulais. Plus de femme, plus de patron, plus de gosse : le bonheur. Mais j’y pensai : ils n’avaient jamais existé eux non plus. C’était du passé, et leurs cadavres étaient des pantins sans histoire. Alors pourquoi me troubler ? On ne va pas pleurer quelqu’un qui n’a jamais existé.
Je sortis de chez moi et le carnage n’avait pas ralenti, dehors. Des montagnes de cadavres de gens qui n’avaient jamais existé s’amoncelaient sur les trottoirs étroits de ma rue ; au milieu passaient des voitures dont les conducteurs faisaient exprès de se rentrer dedans. J’entendis une cloche ; c’était l’église qui sonnait. Je levai la tête vers le clocher pas si lointain, et je vis le curé du village sauter en se signant. Un « splatch » resplendissant se fit entendre et je devinai qu’il ne devait pas en rester grand-chose. Ce n’est pas si grave ; il n’a pas existé, il n’a pas sonné de cloche, il n’a pas sauté non plus. Dieu lui pardonnera.
Je me rendis chez mon ami Yvan et sonnai à la porte. Il vint m’ouvrir ; il était en train de découper sa femme en morceaux, femme qui n’avait jamais existé – et pourtant elle avait été ma maîtresse, et pourtant non, c’est ridicule, elle n’a jamais été ma maîtresse, elle n’a jamais été la femme d’Yvan non plus, alors je n’ai pas trahi mon ami, c’est bien, ça. D’ailleurs comment aurais-je pu trahir Yvan ? Je n’existais pas, et lui non plus, avant cette rencontre. Il ne me reconnut pas et moi non plus. Donc il se suicida devant moi : tout d’abord il se creva les yeux avec son Laguiole doré. Puis il se mutila tous les doigts de la main gauche et se planta plusieurs fois le couteau dans le bras. Il se sectionna les parties génitales dans un amas de sang gigantesque. Enfin, il se planta le couteau dans le cœur pour ne plus jamais exister. Et moi ?
Je riais. A gorge déployée.
Je rentrai dans sa maison et je vis ma maîtresse qui n’avait jamais existé en mille morceaux sur la table du salon. Le rire ne s’estompa pas de ma bouche. Il repartit plutôt de plus belle. Comme si, plus les choses étaient horribles, plus elles étaient drôles. Et c’était presque ça. J’explorai la maison de celui qui n’avait jamais été mon ami, normal, comment pouvais-je avoir un ami qui n’existait pas, et je découvris des photographies avec des vieux qui ne venaient de nulle part, qui visiblement étaient morts donc inexistants. Je passai dans le salon, et, en essayant de calmer mon rire, j’allumai la télévision. Le spectacle était sympa.
Devant la caméra posée sur un muret, on voyait tous les journalistes et les envoyés spéciaux se battre entre eux – visiblement, quand le passé se mit à ne plus exister, ils faisaient un reportage en direct dans une rue de Paris. Déjà, l’ingénieur son était raide mort (il pissait le sang de la tête), et je me demandais bien comment ils avaient réussi à tourner leur reportage sans ingénieur son, et d’ailleurs quel reportage ? Ils n’ont jamais tourné de reportage. Et qui « ils » ? Pas les cadavres inexistants que je voie sur mon écran, c’est impossible, voyons.
J’éteignis la télé et sortis de la maison qui n’avait appartenu à personne. D’ailleurs elle à qui cette maison ? me demandai-je. Je ne fis même pas attention au cadavre sans histoire qui gisait dans l’entrée dans une marre de sang.
Une fois dehors, je me rendis vers la mairie afin de savoir ce qui se passait. Sur le chemin : macchabées semblables au néant, flopées de sang venant de ce néant, cris, pleurs, coups de feu. Le passé est-il si important que cela ? Je traversai les deux rues où il y avait une plaque « Alphonse Daudet » et l’autre « Emile Zola » (c’est qui ces deux-là ? Des chanteurs ?) mais me demandai pourquoi j’allai dans ces rues-là, et pourquoi je marchai. Je vais où comme ça ? Vaut mieux que je reste ici, en plus je n’ai même pas de domicile. Je m’assis sur le trottoir et attendis.
Les trois heures qui suivirent passèrent en l’espace d’un instant à peine. Le temps était raccourci, détruit même, alors je renaissais à chaque seconde écoulée et redécouvrais la petite rue informe où je m’étais installé. A un moment, je ne saurais pas dire lequel, un homme (mais enfin était-ce un homme ? Et qu’est-ce qu’un homme ?) déboula dans la rue où je me trouvais et cria : « Simon ! Simon ! ». Je me levai et regardai l’homme. Je ne pouvais plus parler, j’avais même oublié que j’avais une bouche et des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Je ne pus que m’évanouir.
Je pense que je me suis réveillé une heure plus tard, mais je ne pourrais pas l’assurer. Je ne me souvenais de rien, c’est vrai ça, et puis il y avait quoi à se souvenir ? Rien. Et je vis un homme au-dessus de mes yeux prononcer deux syllabes. La sensation d’ouïr me parut incroyablement étrange. Au début j’entendis : « Chumoin ». Je ne pensai pas que cela ne voulait rien dire, mais je répétai : « Chumoin ». Et je me mis à rire, comme un bébé. Qui vient de naître.
L’homme répéta : « Chiumon ». Et je répétai le mot. Puis la dernière fois : « Simon ». Je répétai, gai, et je riais, je riais, je tapais des mains, mais j’avais faim alors je me mis à pleurer. Pleurer, pleurer tant que je le pouvais. Sans en avoir conscience, et sans avoir conscience que le type au-dessus était mon père.
Je me regardai les mains. Elles étaient velues. Mon corps était celui d’un homme de 34 ans. L’âge que j’avais ce jour-là. Mais je riais et le rire se mélangeait aux larmes, les larmes se blottissaient dans le coin de mes premières rides. J’essayai de me lever mais je dégringolai du lit et je fis trois roulés-boulés sur un carrelage froid (mais bien sûr, je ne savais pas ce qu’était un lit, ni un roulé-boulé, ni un carrelage). Je pleurai de plus belle, réclamant ma bouffe inconsciemment. Puis l’homme apporta une assiette (hsxnci ?), une fourchette (guqh ?) et dans l’assiette des épinards (ljdiohaug ????). Aucune idée de ce que c’était. Il posa l’assiette sur le lit et prononça en gros les syllabes : « On-ieu-on-fis-tu-t-fé-al ? » ce qui je pense voulais dire « Mon Dieu mon fils, tu t’es fait mal ? », avec le recul, bien sûr. Il me prit à pleins bras et me remonta non sans difficulté sur le lit. Il me posa l’assiette devant le nez. « Ien-sé-our-toi ». (« Tiens c’est pour toi », il me semble, non ?). Je bavai et me mit à rire. J’avalai des larmes salées au passage.
Je pris la fourchette et la lui lança au visage. Il l’évita de justesse. Je renversai l’assiette sur le lit et me mit à gémir de plus belle. L’homme me regarda et pleura lui aussi. Mais pas d’un pleurnichement criard et insupportable comme moi, qui ne m’en rendait cependant pas compte. D’un sanglot discret, pudique, agrémenté d’une ou deux larmes décentes qu’il essuya vite du coin de sa main.
L’effet fut immédiat. Je m’arrêtai de chialer sur le champ. Et je l’observai. Comme j’avais un esprit de gamin, de bébé qui n’a pas de passé, je ne comprenais pas quelle était cette créature qui m’amenait des rondelles blanches avec des tas gluants et des objets pointus dessus. Et maintenant, elle pleurait.
Ce que je vais vous raconter maintenant, je m’en rendis compte bien plus tard. Mais comme c’est dans le fil de mon récit, je le place ici.
L’homme se mit à parler. Je ne comprenais rien, mais maintenant j’ai compris. Voici en gros son discours, du début à la fin.
« Tu sais, en ville, ils sont tous comme toi, mon fils. Ils ont tous perdu la mémoire. J’ai demandé à l’un d’eux pourquoi ils se suicidaient tous, et il m’a répondu juste avant de sauter du pont de l’Alma : ‘Nous n’avons plus de passé, donc pourquoi vivre ?’. Et moi je n’ai rien compris. Je pensais que c’était un virus, une espèce d’épidémie dépressive qui vous forçait tous à délirer. Mais je me suis rendu compte que pour moi non plus le passé n’existait plus. C’est étrange à dire, mais en effet, à cette heure, le passé n’a jamais été. C’est tout à fait clair dans mon esprit. Et pourtant, je ne délire pas, je ne tue pas, je ne me suicide pas. Pourquoi ? Je me suis posé la question pendant que j’attendais que tu te réveilles. Et j’ai compris.
« Je ne te l’ai jamais dit, Simon, mais mon père, ton grand-père, est mort à Auschwitz. J’avais onze ans à l’époque. Mais je n’étais pas con. Quand ma mère m’a dit que papa ‘était parti’, je crois que j’ai tout de suite compris. Plus tard, le jour de mes quinze ans, elle m’a avoué la vérité. Mais je le savais déjà. Je t’ai dis qu’il vivait aux Bahamas, et qu’il était sûrement mort aujourd’hui. Je t’ai menti. Il a été la énième victime du nazisme. Il a comme tous les autres été gazé, il a subi les humiliations quotidiennes, et aujourd’hui les gens chialent parce qu’ils n’ont plus de passé ? C’est ridicule. Si l’un d’entre eux avait vécu ne serait-ce qu’un dixième de ce que mon père à subi, il en serait mort de douleur, de peur ou de honte. Ou les trois. Tous les soirs depuis que j’ai onze ans, je pleure dans mon lit et je prie Dieu, en lui demandant pourquoi il s’est passé cette chose. Il ne m’a jamais répondu, mais je ne perds pas espoir. Je continue de pleurer et de prier. C’est sûrement pour ça aussi que ta mère est partie. Elle en avait marre d’essuyer mes larmes.
« Alors, tu sais, le passé, je suis quasiment heureux qu’il n’existe plus, malgré toutes les bonnes choses qu’il a engendré. Mais une blessure comme celle-là recouvre toutes les douceurs de ce monde. C’est une plaie béante, mon fils. Et qui est loin d’être cicatrisée. Il ne se passe pas une heure sans qu’une pensée ne s’échappe vers mon père et son destin tragique. Pas un jour où je voudrais tuer tous ces fainéants qui vont manifester dans la rue parce qu’ils n’ont pas de tickets resto ou parce que les locaux sont trop vétustes. Eux travaillent dans des bureaux de vingt mètres carrés et ils sont à trois. A Auschwitz, ils étaient vingt dans trois mètres carrés. Et ils ne se plaignaient pas, ils savaient qu’ils ne pouvaient rien y faire.
« J’espère que tu n’as tué personne. Je crois que ta capacité de détachement par rapport aux choses t’a permis de tenir encore debout quelques heures, et puis après je pense que tu t’es écroulé dans cette rue où je t’ai trouvé. Mais c’est le carnage en ville ; je crois que plus personne n’est vivant. J’ai crié partout, j’ai appelé, la ville est maintenant morte, les cadavres s’empilent, le sang coule dans les plaques d’égouts. Yvan est mort aussi. J’ai également retrouvé le facteur transpercé de trois balles, et ton patron, ce foutu Duval, s’est suicidé après avoir trucidé toute sa famille.
« Il n’y a plus rien à la télé. Des grésillements, de temps en temps un retour d’images d’un plateau télé où le présentateur s’est planté un couteau dans la gorge. La radio n’émet plus. J’ai bien peur qu’il ne reste plus grand monde à Paris. Le passé en moins, l’homme n’est plus grand-chose, il faut le reconnaître.
« Et puis c’est une chance que je t’ai retrouvé. Je commençais à désespérer, tu sais. Si je ne t’avais pas vu sur le trottoir, j’aurais fait comme tous les autres : je me serais pendu ou j’aurais sauté d’un pont. Les hommes ne peuvent pas vivre sans passé, et moi je ne peux pas vivre sans ma famille. Et ma famille, c’est toi.
« Au fait, je suis passé chez toi. J’ai vu Léa dans la cuisine. Et Théo dans sa chambre. Je les enterrés tous les deux dans le jardin. Cela a du faire un choc, ce matin, quand tu les as découverts. En fait, je ne suis pas sûr. Parce que certaines personnes, au lieu de dramatiser, s’en foutaient complètement que leur famille soit morte, à cause de ce foutu passé qui a disparu.
« Tu sais, c’est étrange ce que je te racontes là. Je parle de choses qui n’ont pas existées. Puisque c’est dans le passé, je ne t’ai pas retrouvé dans cette rue, le facteur n’est pas mort et ton patron n’a pas tué sa famille. Finalement nous deux nous sommes les deux seuls parisiens qui n’aient jamais existés. Et pourtant je crois que ces choses se sont passées. Tout mon corps me dit que non, le passé n’existe pas, et pourtant je suis convaincu qu’elles ont existées. Je pense que ça doit être l’écho de ma blessure. De notre blessure, pardon. Tu vois, je suis persuadé que ton grand-père est mort dans un camp de concentration, même si tout, absolument tout en moi et hors de moi veut me faire croire que ce n’est pas le cas.
« Alors Simon. Je t’en supplie. Si tu comprends quelque chose, fais-moi un signe. Je suis perdu. »
Mais je ne comprenais rien. J’étais affalé, apathique sur le matelas chaud de cette chambre qui avait été pendant dix ans (de l’âge de huit ans jusqu’à dix-huit berges) ma chambre mais que je ne reconnaissais pas. Je n’écoutais pas ce vieux type et je pleurais comme une chèvre.
Pourtant quelque chose se passa. Mon père se leva et se rendit hors de la chambre. Il revint trente secondes plus tard avec une autre assiette et cette fois-ci me donné la becquée. Je mangeai avec délectation comme si c’était la première fois – et de fait c’était la première fois, non ? Mon regard se fixa comme instinctivement vers un meuble dans la pièce. Une espèce de commode informe qui devait bien avoir quarante piges, qui partait en lambeaux et qui par-dessus le marché prenait horriblement la poussière et les toiles d’araignée. Aujourd’hui encore je ne sais pas pourquoi mon regard se tourna vers cette armoire antique, mais ce dont je suis sûr c’est qu’elle m’avait inspiré quelque chose. Avec le temps je me suis souvenu que quand j’avais dix ans mon père avait placé cette commode dans ma chambre par manque de place dans le salon (le nouveau canapé, celui qui est encore face à la télé, venait d’arriver et il fallait plus d’espace) et m’avait interdit de l’ouvrir. Lui-même n’y allait jamais, et je me demandais bien ce qu’elle contenait. Un jour ma curiosité de môme me contraint à y aller faire un tour et j’y avais trouvé des centaines de photos préhistoriques, avec ce que je reconnaissais de mon père à l’âge de six ou huit ans.
Bref, mon regard fut soudain fasciné par ce meuble. A cette heure-ci le passé n’existait plus donc je ne pouvais pas me souvenir l’avoir exploré. Mais mon père remarqua mes yeux tournés vers la commode. L’instant de flottement qui suivit dura entre une seconde et trois heures. Je ne pourrais pas vous dire. De fait mon père ne se souvenait plus ce qu’il y avait dans cette commode (il ne savait même plus que j’étais son fils, mais il avait marqué tout ce qui était important pour lui sur une feuille au moment où tout le monde délirait, et du coup pouvait au moins croire que j’étais effectivement son rejeton ; mais il n’en avait pas précisément le souvenir). Il se leva donc et se rendit vers le coffre poussiéreux. Il en ouvrit les battants et quatre ou cinq araignées s’échappèrent à la va-vite de l’intérieur.
Mon père (qui pour moi était une forme bizarroïde qui cependant me nourrissait) sortit du meuble une énorme boîte sombre et crasseuse. Il ne se souvenait toujours pas. Il se dirigea vers le lit, remarqua que je suivais la boîte des yeux, s’y assit et souleva le couvercle.
Une couche de poussière dégringola sur le drap blanc.
Les photos étaient toujours là. Impassibles. Placides. L’amas d’Histoire qui surgit de là-dedans s’éparpilla dans toute la chambre.
Mon père devait se demander ce que c’était. Une à une, il s’empara des photos et les contempla. D’abord avec insensibilité. Puis étonnement. Puis surprise. Puis ébahissement. Puis stupéfaction.
Il ne se souvenait plus, de tout cela. Il avait juste marqué sur son papier que son père était mort dans un camp de concentration. Mais ça, hein, que dalle. Lui et son père sur le manège. Lui et son père au coin de la cheminée. Lui et son père en voyage à Londres. Lui et son père au match de foot. Ces moments-là avaient-ils existés ? Non, non et non ! Et pourtant, son père n’était pas non plus mort à Auschwitz, sauf s’il y croyait. Mais ça, il ne voulait pas y croire.
Ce n’est pas qu’il prit conscience que le passé n’existait plus. Il en avait conscience, je vous l’ai dit, mais il s’en foutait parce que le passé ne lui plaisait pas. Mais tous ces bons souvenirs lui firent prendre conscience que le passé était bon. Utile. Indispensable.
Et c’est là qu’il commença à délirer.
Moi qui avais toujours faim, je vis mon père s’agiter dans tous les sens, trembler ; des larmes de nervosité s’écoulaient de ses yeux vides. Ses pupilles disparurent. Il lâcha la photo qu’il tenait ; je pus la voir et je crois qu’elle restera à jamais gravée dans ma mémoire. On y voyait mon père à environ sept ans, tenant la main de mon grand-père ; mon père regardait son père avec une sorte de passion affective, d’amour exacerbé, un sourire radieux aux lèvres. En retour son père lui lançait un œil plein de tendresse. Ce cliché reflétait tellement le bon souvenir, respirait tellement le bonheur que mon père, je pense, a regretté pour la première fois depuis l’âge de onze ans le passé.
Léthargique, je ne pouvais qu’assister au spectacle tragique de mon père faisant une attaque cardiaque. Mon esprit de nourrisson ne comprenait pas ce qui se passait mais j’ose supposer qu’il me restait un écho de raison car je crois m’être mis à pleurer à cet instant. Mais pas des couinements inaudibles de bébé qui a la dalle. Des larmes d’adultes. Celles qui se cachent derrière une façade. Un sourire. Ou des rides. Les mêmes que celles de mon père quelques minutes auparavant.
Mon père s’écroula sur le carrelage froid.
Il était mort.
Je ne sais pas ce qui se passa après. Je dus je pense rester trois ou quatre heures, ou même plus, seul, sur ce lit, sans pouvoir penser et sans savoir ce qui se passait. J’avais déjà oublié ce qui venait de se passer, et en réalité il ne venait rien de se passer, non ? Je crois que j’ai pas mal chialé. Il me semble aussi que j’ai vomi, mais je ne suis pas sûr. En fait je suis sûr que non.
Et puis je me suis endormi. Il devait d’après mes estimations être vingt heures. Peut être vingt-et-une heures. Mais pas plus. Pas moins non plus. Je ne me suis pas réveillé de la nuit. Du moins je ne crois pas. J’ai rêvé de chaos, et mon rêve est encore très net à mon esprit, quatre ans plus tard.
J’étais dans Paris, dans mon rêve. Sur le pont de l’Alma. Il y avait un bruit assourdissant et perpétuel. Je me tournais de tous les côtés, cherchant des yeux je ne sais qui. Autour de moi les gens couraient. Enfin, pas tous. Assis sur le trottoir il y avait mon fils Théo qui me regardait en souriant. Je lui rendis son sourire. Soudain, il se mit à tousser comme s’il étouffait. Je me jetai vers lui pour le sauver mais lui ne voulait pas. Il lâcha dans un râle : « Laisse-moi l’oreiller ! », et il s’effondra parterre pour s’évanouir du décor une seconde plus tard. Le pont commençait à se fissurer de tous les côtés. Partout, les maisons, les immeubles s’écroulaient dans un amas de poussière. Je vis passé mon patron et il éclata de rire quand il me vit ; il avait un énorme trou dans la tête, qui dégoulinait de sang. Et il riait. Le curé se joignit à lui. Il était tout aplati, suant de sang de tous côtés, et se mit à rire lui aussi. Comme s’ils se moquaient. Le facteur débarqua lui aussi. Des trois trous dans le ventre jaillissaient des torrents pourpres. Il se marra comme les deux autres. Yvan arriva en riant, le bras troué, les yeux crevés, la main mutilée et les parties génitales en moins. Suivi de son épouse qui elle s’approcha morceau par morceau. Yvan me demanda : « C’est bien, les Bahamas ? » et rit de plus belle. C’est là que j’aperçus Léa descendre du ciel accroché à ma foutue ficelle, et elle gloussait, elle aussi. Elle s’arrêta à ma hauteur et me dit : « Tu veux que je te chante une chanson d’Alphonse Daudet ? » et elle se tapa sur le ventre. Elle pleurait à force de rigoler. L’ingénieur son surgit lui aussi. Le présentateur télé et son couteau dans la gorge également. Hitler se joignit au spectacle. Tous pouffaient, plaisantaient et surtout se foutaient de moi en me montrant du doigt. Le brouhaha ne cessa pas quand le pont commença à s’effondrer. Ils criaient maintenant : « Simon ! Simon ! ». Le pont s’écroula dans un fracas immense. Je tombai mais tous les autres restèrent suspendus en l’air, et me montraient en se tapant dans le dos. « Chumoin ! Chimion ! Ah-ah-ah ! » Je regardai vers le bas tout en tombant. La Seine avait disparu pour laisser place à une rivière torrentielle… de sang. Les statues du Zouave, du Soldat de ligne, du Chasseur à pied et de l’Artilleur disparurent une à une dans le fleuve rouge. Je m’approchais de plus en plus du choc avec le liquide pourpre.
Je m’éveillai au moment j’heurtai la Seine transformée en coulée de sang.
Et quand ce matin-là, je me suis réveillé avec une sorte de sensation bizarre, vous vous doutez bien que je n’y ai rien compris du tout. J’ai ris de nervosité.
Ce qui est bizarre me fait rire, c’est la vie. Mais je n’avais toujours pas compris à quoi ressemblait cette chose bizarre, je sentais bien qu’il se passait quelque chose, mais avant mon café, je n’ai pas les idées très claires alors on peut dire que je ne pouvais pas très bien discerner. Je me rendis à la cuisine en enjambant le cadavre de mon père et engloutis mon café. Soudain j’eus une lueur de révélation :
Le passé existe.
Le passé existait à nouveau.
Je pensai à tout ce qui m’était arrivé et qui était maintenant très clair à mon esprit.
Je pleurai.
FIN
Jean B*******.
Le 27 septembre 2008. 16 heures 33.
Je vous préviens c'est très fantaisiste et très werberien. Mais si vous faites l'effort de la lire je vous en serais très reconnaissant, car j'aimerais un avis différent du mien. C'est difficile de juger sa propre écriture.
Merci d'avance pour les courageux !
Le passé n’existe plus
NOUVELLE
PAR JEAN B******* (j'ai censuré mon nom, confidentialité oblige^^, ndlr)
Et quand ce matin-là, je me suis réveillé avec une sorte de sensation bizarre, vous vous doutez bien que je n’y ai rien compris du tout.
C’est vrai que les gens étaient affolés. Certains couraient partout, d’autres se suicidaient en se tirant une balle dans la tête au petit matin devant les yeux ébahis de leurs enfants ou en se déchirant le ventre à coups de cutter. D’autres encore violaient leur fille, tuaient leur conjoint ou brûlaient leur maison. Moi j’ai éclaté de rire et je ne me suis pas rendormi. Je voulais voir ça.
Le fait que le passé n’existait plus troublait bien du monde. Je suis sorti en pyjama dans la rue et j’ai vu mon patron fusiller toute sa famille contre le mur de la librairie.
Ce qui est bizarre me fait rire, c’est la vie. Mais je n’avais toujours pas compris à quoi ressemblait cette chose bizarre, je sentais bien qu’il se passait quelque chose, mais avant mon café, je n’ai pas les idées très claires alors on peut dire que je ne pouvais pas très bien discerner. Je suis rentré dans ma maison et j’ai couru à la cuisine. Ma femme s’était pendue. Ironie douloureuse, la corde qu’elle s’était passée au cou était la ficelle que j’avais achetée la veille pour super cher à Brico Malin. Et allez, quatre euros de gaspillés ! C’est vrai que quand je la vis pendre au-dessus de la table de la cuisine, je ris un peu moins. Mais mon fou rire reprit de plus belle quand j’entendis le dernier coup de fusil de mon boss qui devait parachever l’exécution générale par une balle dans sa petite tête chauve.
J’engloutis mon café en essayant de ne pas trop penser à mon épouse qui je crois étais encore un peu vivante puisqu’elle se tortillait dans tous les sens, et j’eus une lueur de révélation :
Le passé n’existe plus.
Qu’est-ce que cela signifie, le passé n’existe plus ? Rien. C’est une évidence, non ? On vit dans le présent, ce qui est passé est passé, Napoléon n’existe plus, le nazisme n’existe plus, c’est du passé tout ça, non ? Donc cela n’existe plus.
Mais là c’était autre chose. Le passé n’existait plus, autrement dit Napoléon n’avait jamais existé, et le nazisme encore moins. C’est pas si mal, me direz-vous. Chouette alors, table rase sur : le massacre des chrétiens aux premiers siècles, les guerres de religion, les génocides, Hitler, Staline, okay, okay, d’accord. C’est cool. Mais table rase aussi sur toute l’Histoire de l’art, sur toute la littérature, sur Gandhi, sur Martin Luther King, sur Paris libérée, sur les années folles, et j’en passe des meilleures. Le passé n’existait plus. Plus rien.
Oh, ce n’est pas que les livres, les œuvres d’art, tout ce qui se rapporte au passé, quoi, n’existait plus… Tout cela n’avait pas disparu. Mais ce n’était que les conséquences du passé ; là, tout cela n’avait plus aucun sens. Les œuvres de Michel-Ange étaient des gribouillages anonymes. Les livres de Jules Verne étaient des contes débiles qui n’avaient ni queue ni tête. Les photos du Général de Gaulle dans le salon de tout franchouillard patriote ressemblaient à des portraits d’un inconnu sans importance déguisé en militaire. Les trophées de Papy Untel sur la cheminée, ramenés de ses parties de chasse dans la brousse quarante ans auparavant, n’étaient que des morceaux dégueulasses d’animaux mutilés pour rien. Bref, tous ces vestiges du passé n’avaient plus aucun sens, puisque le passé n’existait plus.
Moi aussi, j’étais troublé, quand même, quand l’idée fulgurante de l’inexistence du passé me vint à l’esprit comme un météorite monstrueux frappant de plein fouet une planète innocente. Je pensai tout d’abord à me suicider, puis je me reprit : maintenant que je n’avais plus ni patron ni femme, passé ou pas, j’étais libre. Le passé pouvait disparaître quand il voulait, je faisais ce que je voulais. J’allai m’habiller, et en passant devant la chambre de Théo, mon fils, je remarquai que lui avait choisi de s’étouffer lui-même avec son oreiller. A 13 ans, il avait déjà une créativité poussée ! Mais bon, je crois qu’il n’eut plus trop l’occasion de le prouver : il était mort.
Après m’être habillé, j’éclatai de rire devant la photo de mon grand-père accroché au mur. « C’est bien, les Bahamas ? », demandai-je au cadre en me marrant. Si certains se laminaient le ventre pour ça, moi je préférais rire. Pour submerger les sensations premières qui m’envahissaient mais qui n’avaient pas le temps d’émerger.
Faire ce que je voulais. Plus de femme, plus de patron, plus de gosse : le bonheur. Mais j’y pensai : ils n’avaient jamais existé eux non plus. C’était du passé, et leurs cadavres étaient des pantins sans histoire. Alors pourquoi me troubler ? On ne va pas pleurer quelqu’un qui n’a jamais existé.
Je sortis de chez moi et le carnage n’avait pas ralenti, dehors. Des montagnes de cadavres de gens qui n’avaient jamais existé s’amoncelaient sur les trottoirs étroits de ma rue ; au milieu passaient des voitures dont les conducteurs faisaient exprès de se rentrer dedans. J’entendis une cloche ; c’était l’église qui sonnait. Je levai la tête vers le clocher pas si lointain, et je vis le curé du village sauter en se signant. Un « splatch » resplendissant se fit entendre et je devinai qu’il ne devait pas en rester grand-chose. Ce n’est pas si grave ; il n’a pas existé, il n’a pas sonné de cloche, il n’a pas sauté non plus. Dieu lui pardonnera.
Je me rendis chez mon ami Yvan et sonnai à la porte. Il vint m’ouvrir ; il était en train de découper sa femme en morceaux, femme qui n’avait jamais existé – et pourtant elle avait été ma maîtresse, et pourtant non, c’est ridicule, elle n’a jamais été ma maîtresse, elle n’a jamais été la femme d’Yvan non plus, alors je n’ai pas trahi mon ami, c’est bien, ça. D’ailleurs comment aurais-je pu trahir Yvan ? Je n’existais pas, et lui non plus, avant cette rencontre. Il ne me reconnut pas et moi non plus. Donc il se suicida devant moi : tout d’abord il se creva les yeux avec son Laguiole doré. Puis il se mutila tous les doigts de la main gauche et se planta plusieurs fois le couteau dans le bras. Il se sectionna les parties génitales dans un amas de sang gigantesque. Enfin, il se planta le couteau dans le cœur pour ne plus jamais exister. Et moi ?
Je riais. A gorge déployée.
Je rentrai dans sa maison et je vis ma maîtresse qui n’avait jamais existé en mille morceaux sur la table du salon. Le rire ne s’estompa pas de ma bouche. Il repartit plutôt de plus belle. Comme si, plus les choses étaient horribles, plus elles étaient drôles. Et c’était presque ça. J’explorai la maison de celui qui n’avait jamais été mon ami, normal, comment pouvais-je avoir un ami qui n’existait pas, et je découvris des photographies avec des vieux qui ne venaient de nulle part, qui visiblement étaient morts donc inexistants. Je passai dans le salon, et, en essayant de calmer mon rire, j’allumai la télévision. Le spectacle était sympa.
Devant la caméra posée sur un muret, on voyait tous les journalistes et les envoyés spéciaux se battre entre eux – visiblement, quand le passé se mit à ne plus exister, ils faisaient un reportage en direct dans une rue de Paris. Déjà, l’ingénieur son était raide mort (il pissait le sang de la tête), et je me demandais bien comment ils avaient réussi à tourner leur reportage sans ingénieur son, et d’ailleurs quel reportage ? Ils n’ont jamais tourné de reportage. Et qui « ils » ? Pas les cadavres inexistants que je voie sur mon écran, c’est impossible, voyons.
J’éteignis la télé et sortis de la maison qui n’avait appartenu à personne. D’ailleurs elle à qui cette maison ? me demandai-je. Je ne fis même pas attention au cadavre sans histoire qui gisait dans l’entrée dans une marre de sang.
Une fois dehors, je me rendis vers la mairie afin de savoir ce qui se passait. Sur le chemin : macchabées semblables au néant, flopées de sang venant de ce néant, cris, pleurs, coups de feu. Le passé est-il si important que cela ? Je traversai les deux rues où il y avait une plaque « Alphonse Daudet » et l’autre « Emile Zola » (c’est qui ces deux-là ? Des chanteurs ?) mais me demandai pourquoi j’allai dans ces rues-là, et pourquoi je marchai. Je vais où comme ça ? Vaut mieux que je reste ici, en plus je n’ai même pas de domicile. Je m’assis sur le trottoir et attendis.
Les trois heures qui suivirent passèrent en l’espace d’un instant à peine. Le temps était raccourci, détruit même, alors je renaissais à chaque seconde écoulée et redécouvrais la petite rue informe où je m’étais installé. A un moment, je ne saurais pas dire lequel, un homme (mais enfin était-ce un homme ? Et qu’est-ce qu’un homme ?) déboula dans la rue où je me trouvais et cria : « Simon ! Simon ! ». Je me levai et regardai l’homme. Je ne pouvais plus parler, j’avais même oublié que j’avais une bouche et des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Je ne pus que m’évanouir.
Je pense que je me suis réveillé une heure plus tard, mais je ne pourrais pas l’assurer. Je ne me souvenais de rien, c’est vrai ça, et puis il y avait quoi à se souvenir ? Rien. Et je vis un homme au-dessus de mes yeux prononcer deux syllabes. La sensation d’ouïr me parut incroyablement étrange. Au début j’entendis : « Chumoin ». Je ne pensai pas que cela ne voulait rien dire, mais je répétai : « Chumoin ». Et je me mis à rire, comme un bébé. Qui vient de naître.
L’homme répéta : « Chiumon ». Et je répétai le mot. Puis la dernière fois : « Simon ». Je répétai, gai, et je riais, je riais, je tapais des mains, mais j’avais faim alors je me mis à pleurer. Pleurer, pleurer tant que je le pouvais. Sans en avoir conscience, et sans avoir conscience que le type au-dessus était mon père.
Je me regardai les mains. Elles étaient velues. Mon corps était celui d’un homme de 34 ans. L’âge que j’avais ce jour-là. Mais je riais et le rire se mélangeait aux larmes, les larmes se blottissaient dans le coin de mes premières rides. J’essayai de me lever mais je dégringolai du lit et je fis trois roulés-boulés sur un carrelage froid (mais bien sûr, je ne savais pas ce qu’était un lit, ni un roulé-boulé, ni un carrelage). Je pleurai de plus belle, réclamant ma bouffe inconsciemment. Puis l’homme apporta une assiette (hsxnci ?), une fourchette (guqh ?) et dans l’assiette des épinards (ljdiohaug ????). Aucune idée de ce que c’était. Il posa l’assiette sur le lit et prononça en gros les syllabes : « On-ieu-on-fis-tu-t-fé-al ? » ce qui je pense voulais dire « Mon Dieu mon fils, tu t’es fait mal ? », avec le recul, bien sûr. Il me prit à pleins bras et me remonta non sans difficulté sur le lit. Il me posa l’assiette devant le nez. « Ien-sé-our-toi ». (« Tiens c’est pour toi », il me semble, non ?). Je bavai et me mit à rire. J’avalai des larmes salées au passage.
Je pris la fourchette et la lui lança au visage. Il l’évita de justesse. Je renversai l’assiette sur le lit et me mit à gémir de plus belle. L’homme me regarda et pleura lui aussi. Mais pas d’un pleurnichement criard et insupportable comme moi, qui ne m’en rendait cependant pas compte. D’un sanglot discret, pudique, agrémenté d’une ou deux larmes décentes qu’il essuya vite du coin de sa main.
L’effet fut immédiat. Je m’arrêtai de chialer sur le champ. Et je l’observai. Comme j’avais un esprit de gamin, de bébé qui n’a pas de passé, je ne comprenais pas quelle était cette créature qui m’amenait des rondelles blanches avec des tas gluants et des objets pointus dessus. Et maintenant, elle pleurait.
Ce que je vais vous raconter maintenant, je m’en rendis compte bien plus tard. Mais comme c’est dans le fil de mon récit, je le place ici.
L’homme se mit à parler. Je ne comprenais rien, mais maintenant j’ai compris. Voici en gros son discours, du début à la fin.
« Tu sais, en ville, ils sont tous comme toi, mon fils. Ils ont tous perdu la mémoire. J’ai demandé à l’un d’eux pourquoi ils se suicidaient tous, et il m’a répondu juste avant de sauter du pont de l’Alma : ‘Nous n’avons plus de passé, donc pourquoi vivre ?’. Et moi je n’ai rien compris. Je pensais que c’était un virus, une espèce d’épidémie dépressive qui vous forçait tous à délirer. Mais je me suis rendu compte que pour moi non plus le passé n’existait plus. C’est étrange à dire, mais en effet, à cette heure, le passé n’a jamais été. C’est tout à fait clair dans mon esprit. Et pourtant, je ne délire pas, je ne tue pas, je ne me suicide pas. Pourquoi ? Je me suis posé la question pendant que j’attendais que tu te réveilles. Et j’ai compris.
« Je ne te l’ai jamais dit, Simon, mais mon père, ton grand-père, est mort à Auschwitz. J’avais onze ans à l’époque. Mais je n’étais pas con. Quand ma mère m’a dit que papa ‘était parti’, je crois que j’ai tout de suite compris. Plus tard, le jour de mes quinze ans, elle m’a avoué la vérité. Mais je le savais déjà. Je t’ai dis qu’il vivait aux Bahamas, et qu’il était sûrement mort aujourd’hui. Je t’ai menti. Il a été la énième victime du nazisme. Il a comme tous les autres été gazé, il a subi les humiliations quotidiennes, et aujourd’hui les gens chialent parce qu’ils n’ont plus de passé ? C’est ridicule. Si l’un d’entre eux avait vécu ne serait-ce qu’un dixième de ce que mon père à subi, il en serait mort de douleur, de peur ou de honte. Ou les trois. Tous les soirs depuis que j’ai onze ans, je pleure dans mon lit et je prie Dieu, en lui demandant pourquoi il s’est passé cette chose. Il ne m’a jamais répondu, mais je ne perds pas espoir. Je continue de pleurer et de prier. C’est sûrement pour ça aussi que ta mère est partie. Elle en avait marre d’essuyer mes larmes.
« Alors, tu sais, le passé, je suis quasiment heureux qu’il n’existe plus, malgré toutes les bonnes choses qu’il a engendré. Mais une blessure comme celle-là recouvre toutes les douceurs de ce monde. C’est une plaie béante, mon fils. Et qui est loin d’être cicatrisée. Il ne se passe pas une heure sans qu’une pensée ne s’échappe vers mon père et son destin tragique. Pas un jour où je voudrais tuer tous ces fainéants qui vont manifester dans la rue parce qu’ils n’ont pas de tickets resto ou parce que les locaux sont trop vétustes. Eux travaillent dans des bureaux de vingt mètres carrés et ils sont à trois. A Auschwitz, ils étaient vingt dans trois mètres carrés. Et ils ne se plaignaient pas, ils savaient qu’ils ne pouvaient rien y faire.
« J’espère que tu n’as tué personne. Je crois que ta capacité de détachement par rapport aux choses t’a permis de tenir encore debout quelques heures, et puis après je pense que tu t’es écroulé dans cette rue où je t’ai trouvé. Mais c’est le carnage en ville ; je crois que plus personne n’est vivant. J’ai crié partout, j’ai appelé, la ville est maintenant morte, les cadavres s’empilent, le sang coule dans les plaques d’égouts. Yvan est mort aussi. J’ai également retrouvé le facteur transpercé de trois balles, et ton patron, ce foutu Duval, s’est suicidé après avoir trucidé toute sa famille.
« Il n’y a plus rien à la télé. Des grésillements, de temps en temps un retour d’images d’un plateau télé où le présentateur s’est planté un couteau dans la gorge. La radio n’émet plus. J’ai bien peur qu’il ne reste plus grand monde à Paris. Le passé en moins, l’homme n’est plus grand-chose, il faut le reconnaître.
« Et puis c’est une chance que je t’ai retrouvé. Je commençais à désespérer, tu sais. Si je ne t’avais pas vu sur le trottoir, j’aurais fait comme tous les autres : je me serais pendu ou j’aurais sauté d’un pont. Les hommes ne peuvent pas vivre sans passé, et moi je ne peux pas vivre sans ma famille. Et ma famille, c’est toi.
« Au fait, je suis passé chez toi. J’ai vu Léa dans la cuisine. Et Théo dans sa chambre. Je les enterrés tous les deux dans le jardin. Cela a du faire un choc, ce matin, quand tu les as découverts. En fait, je ne suis pas sûr. Parce que certaines personnes, au lieu de dramatiser, s’en foutaient complètement que leur famille soit morte, à cause de ce foutu passé qui a disparu.
« Tu sais, c’est étrange ce que je te racontes là. Je parle de choses qui n’ont pas existées. Puisque c’est dans le passé, je ne t’ai pas retrouvé dans cette rue, le facteur n’est pas mort et ton patron n’a pas tué sa famille. Finalement nous deux nous sommes les deux seuls parisiens qui n’aient jamais existés. Et pourtant je crois que ces choses se sont passées. Tout mon corps me dit que non, le passé n’existe pas, et pourtant je suis convaincu qu’elles ont existées. Je pense que ça doit être l’écho de ma blessure. De notre blessure, pardon. Tu vois, je suis persuadé que ton grand-père est mort dans un camp de concentration, même si tout, absolument tout en moi et hors de moi veut me faire croire que ce n’est pas le cas.
« Alors Simon. Je t’en supplie. Si tu comprends quelque chose, fais-moi un signe. Je suis perdu. »
Mais je ne comprenais rien. J’étais affalé, apathique sur le matelas chaud de cette chambre qui avait été pendant dix ans (de l’âge de huit ans jusqu’à dix-huit berges) ma chambre mais que je ne reconnaissais pas. Je n’écoutais pas ce vieux type et je pleurais comme une chèvre.
Pourtant quelque chose se passa. Mon père se leva et se rendit hors de la chambre. Il revint trente secondes plus tard avec une autre assiette et cette fois-ci me donné la becquée. Je mangeai avec délectation comme si c’était la première fois – et de fait c’était la première fois, non ? Mon regard se fixa comme instinctivement vers un meuble dans la pièce. Une espèce de commode informe qui devait bien avoir quarante piges, qui partait en lambeaux et qui par-dessus le marché prenait horriblement la poussière et les toiles d’araignée. Aujourd’hui encore je ne sais pas pourquoi mon regard se tourna vers cette armoire antique, mais ce dont je suis sûr c’est qu’elle m’avait inspiré quelque chose. Avec le temps je me suis souvenu que quand j’avais dix ans mon père avait placé cette commode dans ma chambre par manque de place dans le salon (le nouveau canapé, celui qui est encore face à la télé, venait d’arriver et il fallait plus d’espace) et m’avait interdit de l’ouvrir. Lui-même n’y allait jamais, et je me demandais bien ce qu’elle contenait. Un jour ma curiosité de môme me contraint à y aller faire un tour et j’y avais trouvé des centaines de photos préhistoriques, avec ce que je reconnaissais de mon père à l’âge de six ou huit ans.
Bref, mon regard fut soudain fasciné par ce meuble. A cette heure-ci le passé n’existait plus donc je ne pouvais pas me souvenir l’avoir exploré. Mais mon père remarqua mes yeux tournés vers la commode. L’instant de flottement qui suivit dura entre une seconde et trois heures. Je ne pourrais pas vous dire. De fait mon père ne se souvenait plus ce qu’il y avait dans cette commode (il ne savait même plus que j’étais son fils, mais il avait marqué tout ce qui était important pour lui sur une feuille au moment où tout le monde délirait, et du coup pouvait au moins croire que j’étais effectivement son rejeton ; mais il n’en avait pas précisément le souvenir). Il se leva donc et se rendit vers le coffre poussiéreux. Il en ouvrit les battants et quatre ou cinq araignées s’échappèrent à la va-vite de l’intérieur.
Mon père (qui pour moi était une forme bizarroïde qui cependant me nourrissait) sortit du meuble une énorme boîte sombre et crasseuse. Il ne se souvenait toujours pas. Il se dirigea vers le lit, remarqua que je suivais la boîte des yeux, s’y assit et souleva le couvercle.
Une couche de poussière dégringola sur le drap blanc.
Les photos étaient toujours là. Impassibles. Placides. L’amas d’Histoire qui surgit de là-dedans s’éparpilla dans toute la chambre.
Mon père devait se demander ce que c’était. Une à une, il s’empara des photos et les contempla. D’abord avec insensibilité. Puis étonnement. Puis surprise. Puis ébahissement. Puis stupéfaction.
Il ne se souvenait plus, de tout cela. Il avait juste marqué sur son papier que son père était mort dans un camp de concentration. Mais ça, hein, que dalle. Lui et son père sur le manège. Lui et son père au coin de la cheminée. Lui et son père en voyage à Londres. Lui et son père au match de foot. Ces moments-là avaient-ils existés ? Non, non et non ! Et pourtant, son père n’était pas non plus mort à Auschwitz, sauf s’il y croyait. Mais ça, il ne voulait pas y croire.
Ce n’est pas qu’il prit conscience que le passé n’existait plus. Il en avait conscience, je vous l’ai dit, mais il s’en foutait parce que le passé ne lui plaisait pas. Mais tous ces bons souvenirs lui firent prendre conscience que le passé était bon. Utile. Indispensable.
Et c’est là qu’il commença à délirer.
Moi qui avais toujours faim, je vis mon père s’agiter dans tous les sens, trembler ; des larmes de nervosité s’écoulaient de ses yeux vides. Ses pupilles disparurent. Il lâcha la photo qu’il tenait ; je pus la voir et je crois qu’elle restera à jamais gravée dans ma mémoire. On y voyait mon père à environ sept ans, tenant la main de mon grand-père ; mon père regardait son père avec une sorte de passion affective, d’amour exacerbé, un sourire radieux aux lèvres. En retour son père lui lançait un œil plein de tendresse. Ce cliché reflétait tellement le bon souvenir, respirait tellement le bonheur que mon père, je pense, a regretté pour la première fois depuis l’âge de onze ans le passé.
Léthargique, je ne pouvais qu’assister au spectacle tragique de mon père faisant une attaque cardiaque. Mon esprit de nourrisson ne comprenait pas ce qui se passait mais j’ose supposer qu’il me restait un écho de raison car je crois m’être mis à pleurer à cet instant. Mais pas des couinements inaudibles de bébé qui a la dalle. Des larmes d’adultes. Celles qui se cachent derrière une façade. Un sourire. Ou des rides. Les mêmes que celles de mon père quelques minutes auparavant.
Mon père s’écroula sur le carrelage froid.
Il était mort.
Je ne sais pas ce qui se passa après. Je dus je pense rester trois ou quatre heures, ou même plus, seul, sur ce lit, sans pouvoir penser et sans savoir ce qui se passait. J’avais déjà oublié ce qui venait de se passer, et en réalité il ne venait rien de se passer, non ? Je crois que j’ai pas mal chialé. Il me semble aussi que j’ai vomi, mais je ne suis pas sûr. En fait je suis sûr que non.
Et puis je me suis endormi. Il devait d’après mes estimations être vingt heures. Peut être vingt-et-une heures. Mais pas plus. Pas moins non plus. Je ne me suis pas réveillé de la nuit. Du moins je ne crois pas. J’ai rêvé de chaos, et mon rêve est encore très net à mon esprit, quatre ans plus tard.
J’étais dans Paris, dans mon rêve. Sur le pont de l’Alma. Il y avait un bruit assourdissant et perpétuel. Je me tournais de tous les côtés, cherchant des yeux je ne sais qui. Autour de moi les gens couraient. Enfin, pas tous. Assis sur le trottoir il y avait mon fils Théo qui me regardait en souriant. Je lui rendis son sourire. Soudain, il se mit à tousser comme s’il étouffait. Je me jetai vers lui pour le sauver mais lui ne voulait pas. Il lâcha dans un râle : « Laisse-moi l’oreiller ! », et il s’effondra parterre pour s’évanouir du décor une seconde plus tard. Le pont commençait à se fissurer de tous les côtés. Partout, les maisons, les immeubles s’écroulaient dans un amas de poussière. Je vis passé mon patron et il éclata de rire quand il me vit ; il avait un énorme trou dans la tête, qui dégoulinait de sang. Et il riait. Le curé se joignit à lui. Il était tout aplati, suant de sang de tous côtés, et se mit à rire lui aussi. Comme s’ils se moquaient. Le facteur débarqua lui aussi. Des trois trous dans le ventre jaillissaient des torrents pourpres. Il se marra comme les deux autres. Yvan arriva en riant, le bras troué, les yeux crevés, la main mutilée et les parties génitales en moins. Suivi de son épouse qui elle s’approcha morceau par morceau. Yvan me demanda : « C’est bien, les Bahamas ? » et rit de plus belle. C’est là que j’aperçus Léa descendre du ciel accroché à ma foutue ficelle, et elle gloussait, elle aussi. Elle s’arrêta à ma hauteur et me dit : « Tu veux que je te chante une chanson d’Alphonse Daudet ? » et elle se tapa sur le ventre. Elle pleurait à force de rigoler. L’ingénieur son surgit lui aussi. Le présentateur télé et son couteau dans la gorge également. Hitler se joignit au spectacle. Tous pouffaient, plaisantaient et surtout se foutaient de moi en me montrant du doigt. Le brouhaha ne cessa pas quand le pont commença à s’effondrer. Ils criaient maintenant : « Simon ! Simon ! ». Le pont s’écroula dans un fracas immense. Je tombai mais tous les autres restèrent suspendus en l’air, et me montraient en se tapant dans le dos. « Chumoin ! Chimion ! Ah-ah-ah ! » Je regardai vers le bas tout en tombant. La Seine avait disparu pour laisser place à une rivière torrentielle… de sang. Les statues du Zouave, du Soldat de ligne, du Chasseur à pied et de l’Artilleur disparurent une à une dans le fleuve rouge. Je m’approchais de plus en plus du choc avec le liquide pourpre.
Je m’éveillai au moment j’heurtai la Seine transformée en coulée de sang.
Et quand ce matin-là, je me suis réveillé avec une sorte de sensation bizarre, vous vous doutez bien que je n’y ai rien compris du tout. J’ai ris de nervosité.
Ce qui est bizarre me fait rire, c’est la vie. Mais je n’avais toujours pas compris à quoi ressemblait cette chose bizarre, je sentais bien qu’il se passait quelque chose, mais avant mon café, je n’ai pas les idées très claires alors on peut dire que je ne pouvais pas très bien discerner. Je me rendis à la cuisine en enjambant le cadavre de mon père et engloutis mon café. Soudain j’eus une lueur de révélation :
Le passé existe.
Le passé existait à nouveau.
Je pensai à tout ce qui m’était arrivé et qui était maintenant très clair à mon esprit.
Je pleurai.
FIN
Jean B*******.
Le 27 septembre 2008. 16 heures 33.