Nietzsche était plus ou moins influencé par son aîné, Arthur Schopenhauer, avant de se retourner contre lui et sa philosophie, qui sont donc pratiquement inverses. Il est à noter que Schopenhauer était très porté sur les cultures orientales et admirait plus ou moins le bouddhisme, dont il s'est inspiré (en plus de Kant dont il était un fervent admirateur) pour l'ensemble de ses travaux philosophiques (je dirais même complètement repompé) si bien que maintenant Schopenhauer est universellement reconnu comme
théoricien du Pessimisme. Il faut préciser que le monsieur n'était pas très heureux en amour et qu'il avait fini par vivre en ermite avec son chien.
La Souffrance
Le comportement des animaux et des hommes, qui sont les objectivations supérieures de la Volonté, est entièrement régi par la souffrance, qui est perçue positivement. Les plaisirs ne sont que des illusions fugaces, des apaisements au creux des désirs et tracas ininterrompus. Ils n’apparaissent qu’en contraste avec un état de souffrance, et ne constituent pas une donnée réelle pour les êtres en mouvement. Le bonheur est un repos de l’esprit mais un repos éphémère puisqu'il est sans cesse troublé par l'apparition de nouveaux désirs dont l'inassouvissement constitue un obstacle au bonheur. Parce que tous les êtres souffrent, la souffrance est la vérité du monde, et la vérité de la condition humaine.
L’amour
Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, on peut lire, au début du chapitre consacré à la métaphysique de l’amour : « Aucun thème ne peut égaler celui-là en intérêt, parce qu’il concerne le bonheur et le malheur de l’espèce, et par suite se rapporte à tous les autres […] ».
« Au lieu de s’étonner, écrit Schopenhauer, qu’un philosophe aussi fasse sien pour une fois ce thème constant de tous les poètes, on devrait plutôt se montrer surpris de ce qu’un objet qui joue généralement un rôle si remarquable dans la vie humaine n’ait pour ainsi dire jamais été jusqu’ici pris en considération par les philosophes »
L’importance de ce thème se comprend si l’on part de ceci que, pour Schopenhauer, la volonté constitue le fond des choses. Si le monde est l’objectivation de la volonté, si par lui, elle parvient à la connaissance de ce qu’elle veut, à savoir ce monde lui-même ou, aussi bien, la vie telle qu’elle s’y réalise, on admettra que volonté et vouloir-vivre sont une seule et même chose.
Or, l’amour est ce par quoi la vie apparaît ici-bas. De la vie, l’expérience nous enseigne qu’elle est essentiellement souffrance, violence, désespoir. Cette misère des êtres vivants, misère que la lucidité nous contraint à reconnaître, ne répond à aucun but final : originellement, la volonté est aveugle, sans repos, sans satisfaction possible.
Certes, la nature poursuit bien, en chaque espèce, un but, qui n’est autre que la conservation de celle-ci. Mais cette conservation, cette perpétuation, ne répond elle-même à aucune fin : chaque génération refera ce qu’a fait la précédente : elle aura faim, se nourrira, se reproduira. « Ainsi va le monde, résume Martial Guéroult, par la faim et par l’amour ». La seule chose qui règne, c’est le désir inextinguible de vivre à tout prix, l’amour aveugle de l’existence, sans représentation d’une quelconque finalité.
Ainsi, chez Schopenhauer, l’amour se présente d’abord comme cet élan aveugle qui conduit à perpétuer la souffrance en perpétuant l’espèce. L’acte générateur est le foyer du mal. Dans un entretien avec Challemel-Lacour, en 1859, Schopenhauer dit : « L'amour, c’est l’ennemi. Faites-en, si cela vous convient, un luxe et un passe-temps, traitez-le en artiste ; le Génie de l’espèce est un industriel qui ne veut que produire. Il n’a qu’une pensée, pensée positive et sans poésie, c’est la durée du genre humain. ». Céder à l’amour, c’est développer le malheur, vouer une infinité d’autres êtres à la misère. Ceci explique directement le sentiment de honte et de tristesse qui suit, chez l’espèce humaine, l’acte sexuel. Le thème de l’amour chez Schopenhauer est donc à mettre en rapport avec l’horreur devant la vie : il apparaît d’abord comme un objet d’effroi.
La passion amoureuse et l'inclination sexuelle
La passion amoureuse et l’instinct sexuel, pour Schopenhauer, sont une seule et même chose. À ceux qui sont dominés par cette passion, écrit-il, « Ma conception de l’amour (…) apparaîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et transcendante qu’elle soit au fond ».
À l’opposition classique entre l’esprit et le corps, Schopenhauer substitue une opposition entre l’intellect et la volonté. Or il faut reconnaître, dans la sexualité, une expression du primat du vouloir-vivre sur l’intellect, primat qui implique que « les pensées nettement conscientes ne sont que la surface », l’intellect, et que nos pensées les plus profondes nous restent en partie obscures, quoiqu’elles soient, en réalité, plus déterminantes, plus fondamentales. Ces pensées profondes sont constituées par la volonté, et la volonté, comme vouloir-vivre, donc vouloir-se-reproduire, implique, en son essence, la sexualité.
En affirmant ainsi le caractère obscur pour la conscience des pensées liées à la sexualité, Schopenhauer esquisse une théorie d’un moi non-conscient – mais il ne s’agit pas encore d’une théorie de l’inconscient, au sens où l’entendra Freud. C’est à partir de ce fond non-conscient, c’est-à-dire à partir de la sexualité, qu’il faut comprendre l’existence, chez l’être humain, de l’intellect : « du point externe et physiologique, les parties génitales sont la racine, la tête le sommet ».
L’instinct sexuel est l’instinct fondamental, « l’appétit des appétits » : par lui, c’est l’espèce qui s’affirme par l’intermédiaire de l’individu, « il est le désir qui constitue l’être même de l’homme ». « L’instinct sexuel, écrit-il encore, est cause de la guerre et but de la paix : il est le fondement d’action sérieuse, objet de plaisanterie, source inépuisable de mot d’esprit, clé de toutes les allusions, explication de tout signe muet, de toute proposition non formulée, de tout regard furtif […] ; c’est que l’affaire principale de tous les hommes se traite en secret et s’enveloppe ostensiblement de la plus grande ignorance possible ». « L’homme est un instinct sexuel qui a pris corps ». C’est donc à partir de lui qu’il faut comprendre toute passion amoureuse. Tout amour cache, sous ses manifestations, des plus vulgaires aux plus sublimes, le même vouloir vivre, le même génie de l’espèce.
Pourtant, dira-t-on, n’y a-t-il pas, entre l’instinct sexuel et le sentiment amoureux, une différence essentielle, puisque le premier est susceptible d’être assouvi avec n’importe quel individu, tandis que le second se porte vers un individu en particulier ?
Schopenhauer ne nie aucunement une telle distinction. Il fait même de l’individualisation du choix amoureux le problème central de la psychologie amoureuse. Le choix des amants est la caractéristique essentielle de l’amour humain. Cela ne signifie pas, pour autant, qu'on ne peut pas expliquer ce choix par le génie de l’espèce. La préférence individuelle, et même la force de la passion, doivent se comprendre à partir de l’intérêt de l’espèce pour la composition de la génération future. « Toute inclination amoureuse (…) n’est (…) qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé (…), plus individualisé ». « Que tel enfant déterminé soit procrée, voilà le but véritable, quoique ignoré des intéressés, de tout roman d’amour ». C’est dans l’acte générateur que se manifeste le plus directement, c’est-à-dire sans intervention de la connaissance, le vouloir-vivre.
Or, l’amour, la reproduction, ne sont que ce par quoi le mal, la misère, sont perpétués dans le monde. La passion amoureuse est ainsi au centre de la tragédie sans cesse réitérée que constitue l’histoire du monde. La tragédie est d’autant plus grande qu’en procréant, l’individu prend obscurément conscience de sa propre mort : il n’est rien, seule compte l’espèce, et l’espèce n’est faite que d’autres individus qui, comme lui, connaissent la souffrance et l’angoisse. Les aspirations des amants, écrit Schopenhauer, « tendent à perpétuer cette détresse et ces misères qui trouveraient bientôt leur terme, s’ils n’y faisaient pas échec comme leurs semblables l’ont fait déjà avant eux ».
La lucidité, et le sentiment de pitié dont l’homme est susceptible à l’égard des autres êtres vivants, imposent de mettre un terme à ces souffrances, en renonçant à la procréation.
La pitié
Précisément, le terme d’amour peut s’entendre, non plus au sens d’instinct sexuel ou de passion amoureuse, mais au sens d’universelle compassion devant l’universelle souffrance dont nous sommes témoins. La pitié, en effet, est la seule vertu morale qui fait véritablement sens. C’est dans la charité qui est, aussi bien, amour de l’humanité, que le phénomène moral se manifeste avec le plus de force et de clarté. La pitié est alors définie un sentiment intérieur entièrement spontané.
Mais cette affirmation n’est pas sans poser problème : un tel sentiment est-il seulement possible ? « Comment, demande Schopenhauer, une souffrance qui n’est pas mienne, qui ne me touche pas moi , peut-elle devenir à l’instar de la mienne propre, un motif pour moi et m’inciter à agir ? »
En réalité, le sentiment de pitié s’explique par l’unité de la volonté au-delà de la multiplicité des individus : la volonté du moi, en tant justement que volonté, se reconnaît identique à celle d’autrui dans un seul et même être.
Quelles sont les conséquences pratiques et éthiques de ce sentiment de pitié, d’amour pour l’humanité (mais aussi pour les animaux) ? Autrement dit, que puis-je faire, au juste, face à la souffrance d’autrui ? Au fond, un individu peut difficilement soulager les souffrances d’un autre. Pour Schopenhauer, la participation à la souffrance d’autrui ne trouve son achèvement que dans l’affranchissement de la souffrance du monde par l’abolition du vouloir-vivre, par la négation de celui-ci dans l’ascétisme, négation qui peut aboutir à un état de béatitude.
D’où l’exhortation, chez Schopenhauer, à la restriction des désirs, mais aussi l’éloge des plaisirs esthétiques et intellectuels. L’abnégation totale du vouloir-vivre implique d’abord la négation du corps, donc de la sexualité, qui est l’expression la plus directe de la volonté. Le refus de perpétuer la souffrance de l’humanité implique ainsi un refus de la procréation : la mortification de la volonté passe, dès lors, par le célibat, la chasteté volontaire. En d’autres termes, la pitié - c'est-à-dire l’amour pour l'humanité -, trouve sa plus haute forme d'accomplissement dans le renoncement à la sexualité et au sentiment amoureux.
La philosophie de Schopenhauer de l'amour conduit donc, d’une part, à l'identification de l’instinct sexuel et de la passion amoureuse (celle-ci n’étant qu’un instinct sexuel individualisé), et d’autre part, à une opposition radicale entre l’amour-charité et l’amour-passion.