Dans la clarté des Maîtres (roman à lire en ligne)
Posté : mar. août 01, 2006 3:07 pm
En ce moment, je lis "Dans la clarté des Maîtres", un roman initiatique gratuitement téléchargeable. En fait, l'auteur met un chapitre par semaine sur son site, et cela en est au chapitre 9. Comme j'aime beaucoup la spiritualité et l'ésotérisme (tant que ce n'est pas trop compliqué), je n'ai pas de mal à accrocher.
Vous pouvez découvrir ce roman initiatique sur le site suivant :
http://iwen.free.fr/
(dans la rubrique "Livres en ligne", vous n'êtes pas obligé de visiter les autres rubriques... mais je pourrais vous conseiller néanmoins de jeter un coup d'oeil à la rubrique "Espace humour").
Pour vous donner un avant-goût de ce dont il s'agit, voici les deux premiers chapitres :
Chapitre 1
Je sautai de la camionnette en riant, aussi vif que l'éclair. La vitalité me démangeait. J'étais impatient de courir dans tous les sens, pour effrayer les moutons et les chèvres. La camionnette venait à peine de s'arrêter dans la grande cour. Les yeux embués de larmes de rire, mais aussi de larmes de poussière et de vent, je ne vis pas que j'avais visé un petit monticule fragile, au beau milieu d'un terrain plutôt plat. Le monticule de terre céda sous mon pied, et je m'étalai sur le sol, un peu groggy. Ma mésaventure provoqua un tonnerre de rires chez les passagers. Et je vis la main de grand-père me saisir doucement le bras pour m'aider à me relever. En entendant des bruits de moteur dans sa cour, il était sorti pour accueillir les visiteurs. Je souriais, heureux d'être là. Nous venions d'arriver au village. Le véhicule était bondé de monde. Nous avions voyagé toute la journée, à travers des routes caillouteuses et empoussiérantes. Je n'avais pas plus de six ans.
Je levai la tête, et je vis son visage. Le visage de grand-père. Il avait peut-être dépassé depuis longtemps les soixante ans. Je n'en savais rien. Pour moi il était l'homme le plus vieux du monde ! Ce qui voulait dire aussi l'homme le plus sage. Il n'avait presque pas de rides. Mais une chose frappait plus que tout. C'était ses yeux. Ils étaient noirs, intensément noirs. Ils étaient forts et doux. Ses yeux étaient vivants. Ils vivaient une vie étrange. Son regard touchait littéralement quelque chose derrière mes propres yeux. Je devais avoir l'air… je ne sais pas de quoi je devais avoir l'air. Je sais seulement qu'il me souleva et me prit dans ses bras, puis déposa un baiser sur mon front. Il riait lui aussi. Je répondis à son baiser par une étreinte affectueuse. J'étais heureux de le voir. Sa voix sèche et grave me gratifia d'un joyeux « bienvenue ».
- Hé hop.
Mon oncle venait de sauter lui aussi de la voiture. C'était le petit frère de ma mère, et c'était lui qui m'avait accompagné dans ce voyage. Il devait avoir un peu plus de vingt ans, ou un peu moins. Comment aurais-je pu le savoir ? Ces histoires d'âge ne m'intéressaient pas du tout. Pour moi il était un adulte, et c'était tout. Cela voulait dire qu'il pouvait porter un fusil et s'en servir, alors que moi je devais encore me contenter de ma fronde. La fronde qu'il m'avait fabriquée. Il me racontait souvent ses excursions de chasseur, comment il avait tué un énorme sanglier qui fonçait droit sur lui… Moi je lui racontais comment j'avais, un jour, tué un serpent qui avait effrayé tout le quartier. Enfin… qui avait effrayé un groupe d'enfants qui jouaient aux billes, et dont je faisais partie. Mon exploit était magnifique, mais le serpent était petit…
…
« Mon papa veut te voir », m'avait dit ma mère quelques jours plus tôt. « Zéphirin va t'accompagner dans quelques jours ». Elle semblait un peu inquiète. Son papa… mon grand-père. Cet homme étrange qui paraissait faire peur à ses propres enfants. Moi, je l'aimais. Je ne voyais pas pourquoi on devait avoir peur de lui. Chose étrange, seuls ma mère, ses frères et ses sœurs avaient peur de Nazaire le sage, leur propre père. Ma mère se montra encore plus inquiète lorsqu'elle vit que j'étais ravi par la sollicitation de grand-père.
…
Zéphirin, mon oncle, vint donner l'accolade à son père. Nazaire le sage me portait d'une main, et de l'autre main il répondit à l'accolade timide de son fils. Grand-père savait que ses propres enfants avaient peur de lui, mais cela ne paraissait pas l'affecter beaucoup. Sa chemise grise à manches courtes lui donnait une allure de vacances. Son pantalon de velours avait la teinte marron du sol bigarré. Il était mince, mais solide. Il était chauve, complètement chauve. Son nez d'aigle donnait à son visage une certaine impression de mouvement élancé, mais le sourire de ses yeux et de ses lèvres témoignait d'une certaine immobilité.
- Est-ce que vous avez fait bon voyage ? s'enquit grand-père.
- Oui, père.
Mon oncle ne semblait pas vouloir rester longtemps en présence de son père. Il déchargea les bagages et disparut rapidement dans la maison. Le chauffeur descendit de sa cabine, et tous les passagers posèrent le pied à terre. Mon oncle et moi étions les seuls à devoir descendre ici. Certains passagers devaient descendre un peu plus loin dans le village, et d'autres devaient descendre un ou deux villages plus loin. Je ne comprenais pas très bien pourquoi les gens descendaient. Le chauffeur s'avança devant Nazaire le sage et, à ma grande stupéfaction, posa un genou à terre, la tête baissée.
- Père Nazaire, dit-il, je sollicite votre bénédiction.
Mon grand-père posa sa main sur le crâne du chauffeur et souffla dessus pendant deux ou trois secondes.
- Paix dans ton âme, mon fils.
L'homme se releva en remerciant, puis s'écarta. Quelqu'un d'autre s'avança, s'agenouilla d'un pied en baissant la tête. J'entendis que la phrase de sollicitation fut de nouveau prononcée. Grand-père refit les mêmes gestes, le même petit rituel étrange. Un à un, chacun des passagers se présenta devant grand-père. Je ne comprenais pas très bien ce qui se passait. Pourquoi ces gens s'agenouillaient-ils devant grand-père ? Pourquoi mon oncle n'avait-il pas fait pareil ? J'étais fasciné par le spectacle de ces gens qui venaient baisser la tête… devant moi ! Bah oui. J'étais toujours dans les bras de grand-père, et de ma perspective ces gens s'inclinaient devant moi aussi…
Tout se passa rapidement. Les gens remontèrent dans la voiture, et la voiture repartit dans un nuage de poussière…
…
Comme je gigotais, grand-père me reposa par terre. Je remuais. J'avais hâte de me lancer dans les jeux que je m'étais promis. Les mains arc-boutées sur les hanches, je pivotai pour prendre la mesure de ce nouvel univers. La cour était grande, mais dangereuse, puisqu'elle jouxtait la route principale du village. Un vaste terrain de jeu m'attendait derrière la maison. La maison de grand-père était la première du village. C'est du moins comme ça que je la vis : c'était la première maison qu'on voyait en venant de la capitale. Elle était en bois, avec un toit en tôles ondulées. Dans mon souvenir, je la vois encore toute jaune. Le jaune de la poussière, le jaune des planches, le jaune de la peinture de prédilection de grand-père… Jaune-roux, du roux de la poussière ocre…
- Tu es pressé de jouer avec les chèvres ?
Je me hérissai. Le vieux ! Il connaissait mes plans secrets !
- Tu auras tout le temps qu'il faut pour ça. Mais viens d'abord dire bonjour à tes grands-mères.
Me prenant par la main, il me conduisit dans les cuisines, une espèce d'immense case à droite de la maison. Une case vraiment immense. Etourdissante. Des voix de femmes et de jeunes enfants s'entrechoquaient autour de bruits étranges. Lorsque nous arrivâmes devant la porte, le vieux se pencha vers l'intérieur et annonça d'une voix solennelle :
- Il est là !
Je ne sais pas très bien ce qui se passa après. Un cri tonitruant s'éleva de l'intérieur de la case à chaudrons.
- Eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeehé ! Tâtaa ne va ! Tâtaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa ne va !
Tâtaa, c'était moi. On m'appelait ainsi parce que je portais le même nom que grand-père, et cela voulait dire « papa ». « Tâtaa ne va » signifiait : « papa est là ». Le cri strident et insupportable qui précédait, résonnait comme une complainte joyeuse et tragique. Les trois femmes de grand-père jaillirent du fond des cuisines et se jetèrent sur moi. Je fus soulevé du sol, lancé dans les airs. On me fit tournoyer dans le ciel, sous des cris de joie dont j'avais du mal à comprendre la raison. Ce n'était quand même pas moi l'objet de cette célébration ! Si ! On me lançait d'un sein à l'autre. Telle femme claquait des mains juste au-dessus de ma tête. Telle autre les claquait dans mon dos… Elles chantaient et dansaient autour de moi !
Au bout de quelques minutes, ce manège s'arrêta dans un tonnerre d'applaudissements, et la première femme de grand-père m'emmena dans la cuisine, devant un repas tout chaud. En me prenant le bras, elle s'était retournée vers grand-père.
- Bickelé t'attend. Sa femme souffre du ventre et du pied depuis ce matin. Je lui ai dit que tu iras les voir après l'arrivée de ton petit-fils.
- Ha ! se contenta de répondre grand-père.
Cela voulait dire quelque chose comme « d'accord ». Me faisant un clin d'œil, Nazaire le sage me fit savoir qu'il n'en aurait pas pour longtemps. Je devais rester là, avec mes grands-mères, et honorer le repas qu'elles avaient préparé à mon intention. Je n'avais pas très faim.
C'était délicieux. Finalement j'avais peut-être plus faim que je ne pensais.
- Gnum, Jnum… fis-je la bouche pleine. Ch'est bon. Qua que ch'est ?
- De la viande d'éléphant, me dit l'une des grands-mères.
Mes doigts dégoulinaient d'huile de palme. Des tâches claires décoraient à présent ma tenue kakie. Je me léchais les babines avec délectation. Une odeur délicieuse se dégageait du met tout chaud. Je devais avoir une drôle de mimique, car mes grands-mères me regardaient en riant. L'une d'elles se mit même à applaudir.
- J'ai gagné, dit-elle fièrement en s'adressant aux autres. Je vous avais dit que cela allait lui plaire.
- Ha ! C'est toi qui avais raison, répondirent les autres avec le même abandon dans le plaisir de l'instant.
Ainsi on faisait des paris sur ma tête ! Euh… sur mon ventre ! M'en foutais ! C'était bon, c'est tout ! M'en foutais pas ! Quoi ! Je ne voulais pas passer pour un glouton. M'en foutais ! C'était bon, puis voilà ! Le gentil rire de mes grands-mères me faisait chaud au cœur. A la maison on ne riait pas souvent comme ça. Trop de soucis !
Chapitre 2
Quand j'eus fini de manger, les grands-mères m'envoyèrent au corps de garde, une construction conviviale, d'écorces et de raphia, qui se dressait à quelques dizaines de mètres à droite des cuisines. Les enfants des voisins étaient avec moi, ils couraient et cabriolaient… Ils essayaient de nouer la conversation. Ils allaient à l'école du village. L'école s'arrêtait au CM2, et après on devait aller en ville pour entrer au collège. Est-ce que c'était vrai qu'en ville les enfants de mon âge savait déjà compter jusqu'à… euh… jusqu'à beaucoup ? C'était quoi les nouveaux jouets ? C'était quoi les nouvelles friandises ? Ici la télé ne marchait pas du tout, et seulement quelques rares maisons avaient un groupe électrogène, et on pouvait y écouter de la musique. Chez le vieux Bickelé il y avait du courant et un poste à musique… Chez le vieux Michel il y avait des tam-tams, les grands en jouaient une fois par mois, ou à l'occasion d'une bonne chasse… Chez mon grand-père, il y avait du courant, mais il s'en servait si rarement ! Est-ce que j'avais apporté les nouveaux chocolats qui venaient de sortir ? Moi, cela ne m'intéressait pas beaucoup. Il m'arrivait très souvent de me sentir complètement étranger aux préoccupations et aux activités des enfants de mon âge.
Grand-père m'attendait. Il était assis dans le corps de garde, en compagnie de trois autres vieillards et de deux adultes. Les enfants se dispersèrent, cet endroit ne devait pas beaucoup les intéresser. J'entrais sous le cône de paille, un peu intimidé par cette assemblée. Me dirigeant droit sur grand-père, je décochais à peine un timide regard aux autres personnes.
- Tata Nazaire, comment va la femme de Bickelé ?
- Ma femme va bien, me répondit l'un des vieillards. Vraiment, Nazaire, ton petit-fils là est intéressant.
Les autres éclatèrent de rire en acquiesçant : « Oui oui, vraiment ». Moi, je ne voyais pas ce qu'il y avait d'intéressant dans tout ça. Me prenant un instant sur ses genoux, grand-père me désigna du doigt ses amis, en me disant leurs noms. « Voici untel », me disait-il… Trop de noms d'un coup. Je retins celui du vieux Bickelé, et celui du vieux Michel…
- Nous pouvons commencer tout de suite, annonça grand-père.
Les autres vieillards portaient des pagnes et des chemises à fleur. Un chasse-mouche à la main, des cheveux blancs comme la laine de mouton, ils m'observaient d'un air étrange. Les deux adultes n'avaient pas la même expression, ils semblaient regarder tout ça comme de simples spectateurs. Au centre du corps de garde, il y avait un grand bol avec une gelée verte à la forte odeur de menthe. Répondant à un signe du vieux Bickelé, l'un des adultes se leva, avança de quelques pas, et se saisit du bol. Il le tendit au troisième vieillard dont je ne connaissais pas le nom. Le vieux déposa son chasse-mouche à côté de lui, puis plongea une main dans le bol, remuant la substance bizarre… Grand-père m'enleva mon veston et ébouriffa mes cheveux.
- Est-ce que tu sais ce que nous allons faire ? me demanda grand-père.
Je fis « non » de la tête.
- Mes trois amis ici présents sont des psychiques actifs, m'expliqua-t-il. Ces deux-là [il me désigna les deux adultes] sont leurs apprentis.
- Tu es aussi psychique, tata Nazaire ?
- Ha, fit-il en souriant. Mais je suis un peu plus que ça. Je suis un homme de puissance, un mystique si tu veux.
Je ne comprenais pas très bien. Je fronçais les sourcils et me concentrais pour essayer de mieux comprendre. Cela m'avait déjà été expliqué une fois… Les psychiques actifs, je savais à peu près ce que c'était. Ils n'étaient pas tout à fait comme les psychiques passifs. C'était des gens qui pouvaient savoir des choses… ce que vous avez fait en cachette, ce que vous pensez dans votre tête, ce qui va vous arriver… Oh, les psychiques passifs pouvaient aussi faire tout ça… Alors ? C'était quoi déjà la différence ? Ah… oui… les psychiques actifs pouvaient endormir des animaux et des gens, rien qu'en les regardant intensément… Mais, un homme de puissance, c'était quoi ? Je ne savais pas.
- C'est quoi un homme de puissance, tata Nazaire ?
Il rit. Levant le doigt, il me désigna un oiseau qui venait de se poser sur l'avocatier, à quelques mètres devant le corps de garde.
- Concentre-toi et fais venir cet oiseau dans ta main.
Est-ce qu'il blaguait ? Il devait pourtant savoir que c'était impossible. Je fixai l'oiseau et plissai des yeux pour me concentrer. Mais l'oiseau se montrait complètement indifférent à mes efforts. Je respirai profondément et me penchai un peu dans la direction de l'oiseau. Sans savoir précisément comment je m'y prenais, il me semblait que je condensais une sorte d'énergie dans ma tête, et que j'essayais de la projeter par mes yeux, la chargeant de mon intention. Ma respiration se fit profonde, mon corps se fit immobile, ma concentration était intense… L'oiseau s'envola et… se perdit dans le ciel en une fraction de seconde… et moi je vacillai soudainement, pris d'un brusque étourdissement…
- Hé hé… vraiment intéressant, renouvela le vieux Bickelé. Ha ! Nazaire, quelle chance ce petit !
Na ! J'avais pourtant échoué. Je m'étais concentré si fort que j'avais failli m'évanouir.
- Pourquoi n'as-tu pas réussi ? questionna mon grand-père.
- Mais, tata Nazaire, tu sais bien que c'est impossible de commander un oiseau comme ça !
- A d'autres ! me répondit-il avec une certaine sécheresse dans la voix. Recommence !
Un autre oiseau vint se poser sur une autre branche. Au bout d'une minute d'effort, l'oiseau s'envola vers les nuages, et je m'écroulais par terre, pris d'une sorte de vertige… Tata Nazaire m'aida à me relever. Ses yeux rieurs semblaient ravis de mes tentatives. Le vieux Bickelé répétait une fois de plus que c'était vraiment intéressant, et les autres claquèrent deux ou trois fois des mains pour signifier leur accord. Mon cerveau me faisait un peu mal à présent…
- Est-ce que tu as compris ce qu'est un homme de puissance ?
- Je crois que oui, fis-je. C'est un homme qui peut commander aux oiseaux à distance.
- Ha ! Cela et bien d'autres choses. Alors dis-moi, et réfléchis bien : pourquoi n'as-tu pas réussi ?
Toutes leurs oreilles étaient sur mes lèvres. Même les apprentis semblaient vivement intéressés d'entendre ce que j'avais à dire. Je refis mentalement le tour de mes deux tentatives. L'énergie ! J'avais concentré de l'énergie dans ma tête, et je l'avais dirigée vers l'oiseau… J'avais senti, à un moment donné, que je pouvais réussir… si j'avais plus d'énergie. Mais je n'en avais pas assez… J'avais pressé mes cellules grises, mais elles ne m'avaient donné qu'une faible quantité d'énergie…
- Tata Nazaire, je crois que je n'ai pas assez d'énergie pour réussir un tel exploit.
- Yaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa a !!!!!!! Jeeeee leeee saaaaaavais ! EXTRAORDINAIRE ce petit ! Tsuo ! Frère Nazaire, quelle chance ! quelle chance ! quelle chance !
Le vieux Bickelé était aux anges. Les autres aussi. Mon grand-père me regardait avec une expression de douceur inhabituelle. Je vis comme une larme au coin de ses yeux… Je ne comprenais pas ce qu'il y avait d'extraordinaire dans tout ça. Si commander aux oiseaux à distance était un test, alors j'avais échoué au test. Alors pourquoi se réjouir ? Le troisième vieillard avait toujours la main dans la gelée à l'odeur de menthe, il faisait de grands signes de la tête… Il chantait tout bas. Sa chanson voulait dire quelque chose comme « nous sommes vraiment heureux en ce jour »…
- Maintenant, annonça grand-père, regarde-moi bien.
Il tendit sa main droite en direction de l'avocatier, la paume orientée vers le haut. Un nouvel oiseau venait de se poser sur l'arbre. Tata Nazaire ne semblait pas faire un grand effort, mais il devait bien faire quelque chose, car brusquement l'oiseau s'envola, fit un vol rapide dans le corps de garde, et vint se poser dans la paume ouverte de la main de grand-père ! De l'autre main, Nazaire le sage caressa l'oiseau. La petite hirondelle ne paraissait pas effrayée, au contraire elle était à l'aise…
- Cela, un psychique actif peut le faire, il lui suffira de plonger l'oiseau dans un état de transe passive, et de lui donner l'ordre de voler jusqu'à sa main. Mais regarde ce qu'un psychique actif ne pourra pas faire.
L'oiseau s'envola… mais aussitôt il s'immobilisa dans les airs, en plein milieu du corps de garde. Il était là, les ailes étendues, suspendu dans le vide. Grand-père croisa ses mains dans le dos et, d'un regard plus intense que jamais, il maintenait l'oiseau en l'air par une force invisible… Le phénomène dura plusieurs dizaines de secondes. Finalement grand-père retrouva un regard normal, et l'oiseau fila vers la sortie, sans demander son reste.
- Je suis un homme de puissance, expliqua-t-il en laissant l'oiseau repartir. En tant que tel, je maîtrise les énergies et les ondes. Avec les énergies, j'agis directement sur la matière, et avec les ondes, j'agis sur les cerveaux. Je peux faire cela, parce que ma lune intérieure est allumée. C'est elle ma principale source de puissance.
Je ne comprenais rien à rien à son explication. Mon grand-père avait-il vraiment une lune dans son corps ? C'était impossible… Mais cet oiseau dans sa main, puis suspendu dans les airs, c'était prodigieux ! Quelle énergie extraordinaire devait-il posséder ! Même ses trois amis semblaient impressionnés, et les apprentis faisaient de grands yeux ronds… Ainsi donc c'est cela un homme de puissance ! Ce qui était impossible pour nous autres, hommes ordinaires, lui était possible…
- Mes trois amis ici présents sont des psychiques actifs, ils peuvent voir et manier les ondes mentales parce que le cercle de leur tête est allumé. Ce cercle est allumé chez moi aussi. Donc je peux aussi voir et manier les ondes comme eux. Mais ma puissance va plus loin, grâce à ma lune intérieure.
Je m'avançais. Mon visage était à quelques millimètres du visage de mon grand-père, et nos nez pouvaient se toucher. Je faisais un effort pour ne pas loucher. Mais où était donc ce mystérieux cercle ! J'avais beau scruter son visage, son front, ses tempes, je ne voyais nulle trace de cercle. Mon examen minutieux semblait les faire rire. Le vieux Bickelé se tenait les côtes. Le vieux Michel en avait les larmes aux yeux. Le troisième vieillard dandinait de la tête en riant aux éclats… Les deux apprentis se tenaient le ventre…
- Qu'est-ce que tu regardes comme ça ?
- Tata Nazaire, je ne vois pas de cercle sur ta tête !
- Hi hi hi ! Tu n'en verras pas. Dis-moi, l'énergie que tu as envoyée tout à l'heure par tes yeux, pour essayer de commander à l'oiseau, est-ce que tu la voyais ?
- Euh… non.
- Le cercle dont je te parle est lui aussi invisible. Il faut être psychique actif pour le voir. Tu es un petit génie pour les choses de l'énergie, mais tu n'es pas encore un psychique actif ! Maintenant, tiens-toi tranquille, nous devons t'examiner.
Nazaire le sage me fit pivoter et faire face à la tête du corps de garde. Le troisième vieux me badigeonna le ventre, la poitrine et le front avec sa gelée étrange. Sur mon ventre, la pommade s'étalait sur une petite surface dont le nombril était le centre. Sur la poitrine, la pommade recouvrait un petit disque dont la base reposait sur la ligne médiane de mes deux tétons. La couche sur le front devait en recouvrir toute la surface. Les trois vieillards et les deux apprentis se penchèrent vers moi et scrutèrent attentivement les trois endroits marqués. Je sentais des picotements de chaleur dans ma poitrine et dans ma tête, mais mon ventre paraissait retenir un gros caillou lourd et inerte…
- C'est extraordinaire, affirma le vieux Bickelé. Je n'avais encore jamais vu ça de ma vie !
- On pouvait s'en douter, ajouta le troisième vieillard. C'est quand même très impressionnant.
- Père Mengoula, questionna l'un des deux apprentis, qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi est-il comme ça, un cercle bleu, un soleil vert et une lune noire ?
Le vieux Mengoula, le troisième vieillard. La gelée sécha rapidement, puis disparut.
- Ouvrez bien les oreilles, avertit le vieux Mengoula en s'adressant aux deux apprentis. Son cercle est bleu, cela veut dire que dans son incarnation précédente il a été un psychique actif. Si ça se trouve, il a peut-être été l'un des membres de notre lignée. Mais cela nous ne pouvons pas encore le savoir. Quand le cercle est vert, cela veut dire que la personne a acquis la volonté et l'intelligence de base qu'il faut pour suivre la formation de psychique actif… Quand le cercle est bleu, cela veut dire que la personne a déjà été un psychique actif, et que sa formation ne sera qu'un ré-apprentissage… Le cercle noir veut dire que la personne n'a pas la volonté et l'intelligence de base qu'il faut.
Le vieux Mengoula fit une pause. La gelée avait séché et disparu de ses mains, et il avait fait reposer le bol au centre du corps de garde. Les apprentis étaient très concentrés, ils semblaient absorber chacune des paroles du vieux. Une voiture traversa le village sans s'arrêter. C'est à ce moment là que je remarquai l'étrange disposition du corps de garde. L'entrée principale ne faisait pas face à la route, elle était orientée en direction des cuisines de grand-père, mais un peu décalée, pour donner sur la forêt… Je remis mon veston.
- Quand nous cherchons des apprentis pour perpétuer notre lignée, nous cherchons des lunes vertes, et par défaut des cercles verts. Les combinaisons sont assez simples. Un cercle vert et une lune noire, c'est un apprenti pour le psychisme actif. Un cercle vert et une lune verte, c'est un apprenti pour la puissance active. Un cercle noir et une lune verte, c'est encore un apprenti pour la puissance active. Lorsque nos maîtres recherchèrent des apprentis, notre frère Nazaire fut la seule lune verte qu'ils trouvèrent.
- Trouver un cercle bleu c'est très rare, continua le vieux Bickelé. Un cercle bleu et une lune verte, c'est un apprenti de génie pour la puissance active. Un cercle bleu et une lune noire, c'est un apprenti de génie pour le psychisme actif. Nous n'avions encore jamais vu de cercle bleu… Ce petit avait une telle compréhension innée des énergies que nous le soupçonnions fortement d'être un cercle bleu. Mais… un soleil vert !
Le vieux Bickelé se leva et fit un grand pas de danse. J'étais toujours debout, un peu adossé aux genoux de grand-père. Le vieux Bickelé agita le chasse-mouche au-dessus de ma tête, en prononçant des incantations impossibles à comprendre.
- Tata Nazaire, m'informai-je, est-ce que ça veut dire que vous allez me prendre comme apprenti ?
- Non. Si tu avais été une lune verte, alors oui, j'aurais pu t'instruire. Mais nous ne savons absolument pas comment former un soleil vert ! On ne peut pas enseigner à quelqu'un comment allumer un astre que l'on n'a pas encore allumé soi-même !
- Non, non frère Nazaire, je ne suis pas d'accord, intervint assez vivement le vieux Michel. Il faut le prendre comme apprenti, lui enseigner le psychisme actif. On ne doit pas laisser passer un cercle bleu comme ça ! Ce n'est pas un enfant ordinaire. Si tu le rends à ses parents, ils vont le mettre à l'école des astres noirs et lui faire perdre son temps ! Nous allons lui apprendre à lire et à écrire nous-mêmes, et il va étudier l'occultisme avec nous, ici ! Frère Nazaire, réfléchis !
- J'ai réfléchi ! Ce petit ne sera pas notre apprenti. Nous ne sommes pas capables d'instruire un élève de cette trempe, il est plus doué que nous le pensions !
Tragédie ? Je sortis en courant, les larmes aux yeux. Pourquoi grand-père me rejetait-il ? N'étais-je plus son petit-fils préféré ? Dans mon cerveau d'enfant, des pensées désordonnées se bousculaient. Comme je courrais sans regarder devant moi, je me heurtai à un arbre bizarre, un arbre à la fois dur et mou… un arbre qui avait des pieds… C'était l'une de mes grands-mères. Elle se retourna, se pencha pour m'aider à me relever, et son regard grave interrogea le mien, mouillé de grosses larmes de désespoir.
- Qu'est-ce qu'il y a, petit Nazaire ?
- Je ne suis plus petit Nazaire !!! criai-je, triste et en colère. Tata Nazaire refuse de m'apprendre à devenir comme lui.
- Est-ce que tu es certain d'avoir bien entendu ? Ton grand-père ne tarit pas d'éloges à ton égard, et s'il t'a fait venir, ce n'est pas pour te rejeter. Ah ces enfants, dit-elle comme à part… Je vais à la petite rivière, est-ce que tu veux venir avec moi ?
Je fis « oui » de la tête, et elle me prit par la main, portant une grosse calebasse en argile cuite sur la tête. Nous nous faufilâmes entre la maison et la cuisine, et abordâmes la cour arrière. Quelle merveille ! Cette cour était plus grande que la cour de devant. Sur la gauche, un magnifique verger. Sur la droite, un extraordinaire jardin d'ananas et de cannes à sucre… Un petit sentier s'enfonçait dans la forêt, en pente descendante. Nous l'empruntâmes, et en moins de deux minutes nous nous retrouvâmes au bord d'une petite rivière claire… Grand-mère chantait. Mes larmes avaient séché. Les grands arbres qui encadraient le petit sentier dégageaient une forte odeur sauvage de nature dense…
- Tu sais, petit Nazaire, ton grand-père est un homme comme il n'en existe plus que dans la légende du mvett.
Je ne savais pas ce que c'était, le mvett. La vieille femme lavait des tubercules qu'elle avait sorties de sa calebasse. Son foulard enroulé sur la tête tenait en équilibre même lorsqu'elle se penchait en avant. Dans sa position accroupie, l'épais pagne fleuri qui l'habillait prenait des plis caractéristiques. Elle n'était pas très grande, mais elle me paraissait énorme. Son corps ridé dégageait encore une certaine vivacité…
Assis dans l'herbe sauvage, je taquinais un petit défilé de fourmis avec une tige arrachée à un arbre aux branches basses. Une nouvelle fois, comme cela m'arrivait parfois, j'étais absorbé dans mes pensées, quelque part au centre de ma tête. Je n'en étais pas tout à fait certain, mais je me disais que le rejet de grand-père devait être motivé par mon échec au test de l'oiseau…
- Est-ce que tu m'écoutes ?
Grand-mère avait déjà terminé. Elle était debout, sa charge sur la tête, prête à partir. Les mains croisées sur la poitrine à demi recouverte par le pagne, elle me regardait avec cet air que je connaissais bien ! Son regard me disait que j'étais décidément un enfant étrange. Quand je me concentrais pour réfléchir, je pouvais aisément oublier le monde autour de moi. J'entrais dans une sorte d'espace mental blanc et sans fond, dans lequel je pouvais projeter les images de ce que je pensais…
- On retourne au village, répéta grand-mère.
- Je veux rester ici !
L'endroit me plaisait. Je pouvais ressentir la vitalité des arbres, de l'herbe sauvage, des insectes par millions qui grouillaient dans les broussailles… Le pépiement permanent et mélodieux des oiseaux enchantait mes oreilles, et la complainte stridente mais légère des insectes chanteurs m'envoûtait… J'ôtai mes chaussures et mon veston, et je m'allongeai dans la fine herbe mouillée qui bordait la petite rivière au lit sableux…
- Comme tu voudras, répondit grand-mère, compréhensive. Mais ne tarde pas trop, la nuit tombe vite en cet endroit.
Je dormis.
Vous pouvez découvrir ce roman initiatique sur le site suivant :
http://iwen.free.fr/
(dans la rubrique "Livres en ligne", vous n'êtes pas obligé de visiter les autres rubriques... mais je pourrais vous conseiller néanmoins de jeter un coup d'oeil à la rubrique "Espace humour").
Pour vous donner un avant-goût de ce dont il s'agit, voici les deux premiers chapitres :
Chapitre 1
Je sautai de la camionnette en riant, aussi vif que l'éclair. La vitalité me démangeait. J'étais impatient de courir dans tous les sens, pour effrayer les moutons et les chèvres. La camionnette venait à peine de s'arrêter dans la grande cour. Les yeux embués de larmes de rire, mais aussi de larmes de poussière et de vent, je ne vis pas que j'avais visé un petit monticule fragile, au beau milieu d'un terrain plutôt plat. Le monticule de terre céda sous mon pied, et je m'étalai sur le sol, un peu groggy. Ma mésaventure provoqua un tonnerre de rires chez les passagers. Et je vis la main de grand-père me saisir doucement le bras pour m'aider à me relever. En entendant des bruits de moteur dans sa cour, il était sorti pour accueillir les visiteurs. Je souriais, heureux d'être là. Nous venions d'arriver au village. Le véhicule était bondé de monde. Nous avions voyagé toute la journée, à travers des routes caillouteuses et empoussiérantes. Je n'avais pas plus de six ans.
Je levai la tête, et je vis son visage. Le visage de grand-père. Il avait peut-être dépassé depuis longtemps les soixante ans. Je n'en savais rien. Pour moi il était l'homme le plus vieux du monde ! Ce qui voulait dire aussi l'homme le plus sage. Il n'avait presque pas de rides. Mais une chose frappait plus que tout. C'était ses yeux. Ils étaient noirs, intensément noirs. Ils étaient forts et doux. Ses yeux étaient vivants. Ils vivaient une vie étrange. Son regard touchait littéralement quelque chose derrière mes propres yeux. Je devais avoir l'air… je ne sais pas de quoi je devais avoir l'air. Je sais seulement qu'il me souleva et me prit dans ses bras, puis déposa un baiser sur mon front. Il riait lui aussi. Je répondis à son baiser par une étreinte affectueuse. J'étais heureux de le voir. Sa voix sèche et grave me gratifia d'un joyeux « bienvenue ».
- Hé hop.
Mon oncle venait de sauter lui aussi de la voiture. C'était le petit frère de ma mère, et c'était lui qui m'avait accompagné dans ce voyage. Il devait avoir un peu plus de vingt ans, ou un peu moins. Comment aurais-je pu le savoir ? Ces histoires d'âge ne m'intéressaient pas du tout. Pour moi il était un adulte, et c'était tout. Cela voulait dire qu'il pouvait porter un fusil et s'en servir, alors que moi je devais encore me contenter de ma fronde. La fronde qu'il m'avait fabriquée. Il me racontait souvent ses excursions de chasseur, comment il avait tué un énorme sanglier qui fonçait droit sur lui… Moi je lui racontais comment j'avais, un jour, tué un serpent qui avait effrayé tout le quartier. Enfin… qui avait effrayé un groupe d'enfants qui jouaient aux billes, et dont je faisais partie. Mon exploit était magnifique, mais le serpent était petit…
…
« Mon papa veut te voir », m'avait dit ma mère quelques jours plus tôt. « Zéphirin va t'accompagner dans quelques jours ». Elle semblait un peu inquiète. Son papa… mon grand-père. Cet homme étrange qui paraissait faire peur à ses propres enfants. Moi, je l'aimais. Je ne voyais pas pourquoi on devait avoir peur de lui. Chose étrange, seuls ma mère, ses frères et ses sœurs avaient peur de Nazaire le sage, leur propre père. Ma mère se montra encore plus inquiète lorsqu'elle vit que j'étais ravi par la sollicitation de grand-père.
…
Zéphirin, mon oncle, vint donner l'accolade à son père. Nazaire le sage me portait d'une main, et de l'autre main il répondit à l'accolade timide de son fils. Grand-père savait que ses propres enfants avaient peur de lui, mais cela ne paraissait pas l'affecter beaucoup. Sa chemise grise à manches courtes lui donnait une allure de vacances. Son pantalon de velours avait la teinte marron du sol bigarré. Il était mince, mais solide. Il était chauve, complètement chauve. Son nez d'aigle donnait à son visage une certaine impression de mouvement élancé, mais le sourire de ses yeux et de ses lèvres témoignait d'une certaine immobilité.
- Est-ce que vous avez fait bon voyage ? s'enquit grand-père.
- Oui, père.
Mon oncle ne semblait pas vouloir rester longtemps en présence de son père. Il déchargea les bagages et disparut rapidement dans la maison. Le chauffeur descendit de sa cabine, et tous les passagers posèrent le pied à terre. Mon oncle et moi étions les seuls à devoir descendre ici. Certains passagers devaient descendre un peu plus loin dans le village, et d'autres devaient descendre un ou deux villages plus loin. Je ne comprenais pas très bien pourquoi les gens descendaient. Le chauffeur s'avança devant Nazaire le sage et, à ma grande stupéfaction, posa un genou à terre, la tête baissée.
- Père Nazaire, dit-il, je sollicite votre bénédiction.
Mon grand-père posa sa main sur le crâne du chauffeur et souffla dessus pendant deux ou trois secondes.
- Paix dans ton âme, mon fils.
L'homme se releva en remerciant, puis s'écarta. Quelqu'un d'autre s'avança, s'agenouilla d'un pied en baissant la tête. J'entendis que la phrase de sollicitation fut de nouveau prononcée. Grand-père refit les mêmes gestes, le même petit rituel étrange. Un à un, chacun des passagers se présenta devant grand-père. Je ne comprenais pas très bien ce qui se passait. Pourquoi ces gens s'agenouillaient-ils devant grand-père ? Pourquoi mon oncle n'avait-il pas fait pareil ? J'étais fasciné par le spectacle de ces gens qui venaient baisser la tête… devant moi ! Bah oui. J'étais toujours dans les bras de grand-père, et de ma perspective ces gens s'inclinaient devant moi aussi…
Tout se passa rapidement. Les gens remontèrent dans la voiture, et la voiture repartit dans un nuage de poussière…
…
Comme je gigotais, grand-père me reposa par terre. Je remuais. J'avais hâte de me lancer dans les jeux que je m'étais promis. Les mains arc-boutées sur les hanches, je pivotai pour prendre la mesure de ce nouvel univers. La cour était grande, mais dangereuse, puisqu'elle jouxtait la route principale du village. Un vaste terrain de jeu m'attendait derrière la maison. La maison de grand-père était la première du village. C'est du moins comme ça que je la vis : c'était la première maison qu'on voyait en venant de la capitale. Elle était en bois, avec un toit en tôles ondulées. Dans mon souvenir, je la vois encore toute jaune. Le jaune de la poussière, le jaune des planches, le jaune de la peinture de prédilection de grand-père… Jaune-roux, du roux de la poussière ocre…
- Tu es pressé de jouer avec les chèvres ?
Je me hérissai. Le vieux ! Il connaissait mes plans secrets !
- Tu auras tout le temps qu'il faut pour ça. Mais viens d'abord dire bonjour à tes grands-mères.
Me prenant par la main, il me conduisit dans les cuisines, une espèce d'immense case à droite de la maison. Une case vraiment immense. Etourdissante. Des voix de femmes et de jeunes enfants s'entrechoquaient autour de bruits étranges. Lorsque nous arrivâmes devant la porte, le vieux se pencha vers l'intérieur et annonça d'une voix solennelle :
- Il est là !
Je ne sais pas très bien ce qui se passa après. Un cri tonitruant s'éleva de l'intérieur de la case à chaudrons.
- Eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeehé ! Tâtaa ne va ! Tâtaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa ne va !
Tâtaa, c'était moi. On m'appelait ainsi parce que je portais le même nom que grand-père, et cela voulait dire « papa ». « Tâtaa ne va » signifiait : « papa est là ». Le cri strident et insupportable qui précédait, résonnait comme une complainte joyeuse et tragique. Les trois femmes de grand-père jaillirent du fond des cuisines et se jetèrent sur moi. Je fus soulevé du sol, lancé dans les airs. On me fit tournoyer dans le ciel, sous des cris de joie dont j'avais du mal à comprendre la raison. Ce n'était quand même pas moi l'objet de cette célébration ! Si ! On me lançait d'un sein à l'autre. Telle femme claquait des mains juste au-dessus de ma tête. Telle autre les claquait dans mon dos… Elles chantaient et dansaient autour de moi !
Au bout de quelques minutes, ce manège s'arrêta dans un tonnerre d'applaudissements, et la première femme de grand-père m'emmena dans la cuisine, devant un repas tout chaud. En me prenant le bras, elle s'était retournée vers grand-père.
- Bickelé t'attend. Sa femme souffre du ventre et du pied depuis ce matin. Je lui ai dit que tu iras les voir après l'arrivée de ton petit-fils.
- Ha ! se contenta de répondre grand-père.
Cela voulait dire quelque chose comme « d'accord ». Me faisant un clin d'œil, Nazaire le sage me fit savoir qu'il n'en aurait pas pour longtemps. Je devais rester là, avec mes grands-mères, et honorer le repas qu'elles avaient préparé à mon intention. Je n'avais pas très faim.
C'était délicieux. Finalement j'avais peut-être plus faim que je ne pensais.
- Gnum, Jnum… fis-je la bouche pleine. Ch'est bon. Qua que ch'est ?
- De la viande d'éléphant, me dit l'une des grands-mères.
Mes doigts dégoulinaient d'huile de palme. Des tâches claires décoraient à présent ma tenue kakie. Je me léchais les babines avec délectation. Une odeur délicieuse se dégageait du met tout chaud. Je devais avoir une drôle de mimique, car mes grands-mères me regardaient en riant. L'une d'elles se mit même à applaudir.
- J'ai gagné, dit-elle fièrement en s'adressant aux autres. Je vous avais dit que cela allait lui plaire.
- Ha ! C'est toi qui avais raison, répondirent les autres avec le même abandon dans le plaisir de l'instant.
Ainsi on faisait des paris sur ma tête ! Euh… sur mon ventre ! M'en foutais ! C'était bon, c'est tout ! M'en foutais pas ! Quoi ! Je ne voulais pas passer pour un glouton. M'en foutais ! C'était bon, puis voilà ! Le gentil rire de mes grands-mères me faisait chaud au cœur. A la maison on ne riait pas souvent comme ça. Trop de soucis !
Chapitre 2
Quand j'eus fini de manger, les grands-mères m'envoyèrent au corps de garde, une construction conviviale, d'écorces et de raphia, qui se dressait à quelques dizaines de mètres à droite des cuisines. Les enfants des voisins étaient avec moi, ils couraient et cabriolaient… Ils essayaient de nouer la conversation. Ils allaient à l'école du village. L'école s'arrêtait au CM2, et après on devait aller en ville pour entrer au collège. Est-ce que c'était vrai qu'en ville les enfants de mon âge savait déjà compter jusqu'à… euh… jusqu'à beaucoup ? C'était quoi les nouveaux jouets ? C'était quoi les nouvelles friandises ? Ici la télé ne marchait pas du tout, et seulement quelques rares maisons avaient un groupe électrogène, et on pouvait y écouter de la musique. Chez le vieux Bickelé il y avait du courant et un poste à musique… Chez le vieux Michel il y avait des tam-tams, les grands en jouaient une fois par mois, ou à l'occasion d'une bonne chasse… Chez mon grand-père, il y avait du courant, mais il s'en servait si rarement ! Est-ce que j'avais apporté les nouveaux chocolats qui venaient de sortir ? Moi, cela ne m'intéressait pas beaucoup. Il m'arrivait très souvent de me sentir complètement étranger aux préoccupations et aux activités des enfants de mon âge.
Grand-père m'attendait. Il était assis dans le corps de garde, en compagnie de trois autres vieillards et de deux adultes. Les enfants se dispersèrent, cet endroit ne devait pas beaucoup les intéresser. J'entrais sous le cône de paille, un peu intimidé par cette assemblée. Me dirigeant droit sur grand-père, je décochais à peine un timide regard aux autres personnes.
- Tata Nazaire, comment va la femme de Bickelé ?
- Ma femme va bien, me répondit l'un des vieillards. Vraiment, Nazaire, ton petit-fils là est intéressant.
Les autres éclatèrent de rire en acquiesçant : « Oui oui, vraiment ». Moi, je ne voyais pas ce qu'il y avait d'intéressant dans tout ça. Me prenant un instant sur ses genoux, grand-père me désigna du doigt ses amis, en me disant leurs noms. « Voici untel », me disait-il… Trop de noms d'un coup. Je retins celui du vieux Bickelé, et celui du vieux Michel…
- Nous pouvons commencer tout de suite, annonça grand-père.
Les autres vieillards portaient des pagnes et des chemises à fleur. Un chasse-mouche à la main, des cheveux blancs comme la laine de mouton, ils m'observaient d'un air étrange. Les deux adultes n'avaient pas la même expression, ils semblaient regarder tout ça comme de simples spectateurs. Au centre du corps de garde, il y avait un grand bol avec une gelée verte à la forte odeur de menthe. Répondant à un signe du vieux Bickelé, l'un des adultes se leva, avança de quelques pas, et se saisit du bol. Il le tendit au troisième vieillard dont je ne connaissais pas le nom. Le vieux déposa son chasse-mouche à côté de lui, puis plongea une main dans le bol, remuant la substance bizarre… Grand-père m'enleva mon veston et ébouriffa mes cheveux.
- Est-ce que tu sais ce que nous allons faire ? me demanda grand-père.
Je fis « non » de la tête.
- Mes trois amis ici présents sont des psychiques actifs, m'expliqua-t-il. Ces deux-là [il me désigna les deux adultes] sont leurs apprentis.
- Tu es aussi psychique, tata Nazaire ?
- Ha, fit-il en souriant. Mais je suis un peu plus que ça. Je suis un homme de puissance, un mystique si tu veux.
Je ne comprenais pas très bien. Je fronçais les sourcils et me concentrais pour essayer de mieux comprendre. Cela m'avait déjà été expliqué une fois… Les psychiques actifs, je savais à peu près ce que c'était. Ils n'étaient pas tout à fait comme les psychiques passifs. C'était des gens qui pouvaient savoir des choses… ce que vous avez fait en cachette, ce que vous pensez dans votre tête, ce qui va vous arriver… Oh, les psychiques passifs pouvaient aussi faire tout ça… Alors ? C'était quoi déjà la différence ? Ah… oui… les psychiques actifs pouvaient endormir des animaux et des gens, rien qu'en les regardant intensément… Mais, un homme de puissance, c'était quoi ? Je ne savais pas.
- C'est quoi un homme de puissance, tata Nazaire ?
Il rit. Levant le doigt, il me désigna un oiseau qui venait de se poser sur l'avocatier, à quelques mètres devant le corps de garde.
- Concentre-toi et fais venir cet oiseau dans ta main.
Est-ce qu'il blaguait ? Il devait pourtant savoir que c'était impossible. Je fixai l'oiseau et plissai des yeux pour me concentrer. Mais l'oiseau se montrait complètement indifférent à mes efforts. Je respirai profondément et me penchai un peu dans la direction de l'oiseau. Sans savoir précisément comment je m'y prenais, il me semblait que je condensais une sorte d'énergie dans ma tête, et que j'essayais de la projeter par mes yeux, la chargeant de mon intention. Ma respiration se fit profonde, mon corps se fit immobile, ma concentration était intense… L'oiseau s'envola et… se perdit dans le ciel en une fraction de seconde… et moi je vacillai soudainement, pris d'un brusque étourdissement…
- Hé hé… vraiment intéressant, renouvela le vieux Bickelé. Ha ! Nazaire, quelle chance ce petit !
Na ! J'avais pourtant échoué. Je m'étais concentré si fort que j'avais failli m'évanouir.
- Pourquoi n'as-tu pas réussi ? questionna mon grand-père.
- Mais, tata Nazaire, tu sais bien que c'est impossible de commander un oiseau comme ça !
- A d'autres ! me répondit-il avec une certaine sécheresse dans la voix. Recommence !
Un autre oiseau vint se poser sur une autre branche. Au bout d'une minute d'effort, l'oiseau s'envola vers les nuages, et je m'écroulais par terre, pris d'une sorte de vertige… Tata Nazaire m'aida à me relever. Ses yeux rieurs semblaient ravis de mes tentatives. Le vieux Bickelé répétait une fois de plus que c'était vraiment intéressant, et les autres claquèrent deux ou trois fois des mains pour signifier leur accord. Mon cerveau me faisait un peu mal à présent…
- Est-ce que tu as compris ce qu'est un homme de puissance ?
- Je crois que oui, fis-je. C'est un homme qui peut commander aux oiseaux à distance.
- Ha ! Cela et bien d'autres choses. Alors dis-moi, et réfléchis bien : pourquoi n'as-tu pas réussi ?
Toutes leurs oreilles étaient sur mes lèvres. Même les apprentis semblaient vivement intéressés d'entendre ce que j'avais à dire. Je refis mentalement le tour de mes deux tentatives. L'énergie ! J'avais concentré de l'énergie dans ma tête, et je l'avais dirigée vers l'oiseau… J'avais senti, à un moment donné, que je pouvais réussir… si j'avais plus d'énergie. Mais je n'en avais pas assez… J'avais pressé mes cellules grises, mais elles ne m'avaient donné qu'une faible quantité d'énergie…
- Tata Nazaire, je crois que je n'ai pas assez d'énergie pour réussir un tel exploit.
- Yaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa a !!!!!!! Jeeeee leeee saaaaaavais ! EXTRAORDINAIRE ce petit ! Tsuo ! Frère Nazaire, quelle chance ! quelle chance ! quelle chance !
Le vieux Bickelé était aux anges. Les autres aussi. Mon grand-père me regardait avec une expression de douceur inhabituelle. Je vis comme une larme au coin de ses yeux… Je ne comprenais pas ce qu'il y avait d'extraordinaire dans tout ça. Si commander aux oiseaux à distance était un test, alors j'avais échoué au test. Alors pourquoi se réjouir ? Le troisième vieillard avait toujours la main dans la gelée à l'odeur de menthe, il faisait de grands signes de la tête… Il chantait tout bas. Sa chanson voulait dire quelque chose comme « nous sommes vraiment heureux en ce jour »…
- Maintenant, annonça grand-père, regarde-moi bien.
Il tendit sa main droite en direction de l'avocatier, la paume orientée vers le haut. Un nouvel oiseau venait de se poser sur l'arbre. Tata Nazaire ne semblait pas faire un grand effort, mais il devait bien faire quelque chose, car brusquement l'oiseau s'envola, fit un vol rapide dans le corps de garde, et vint se poser dans la paume ouverte de la main de grand-père ! De l'autre main, Nazaire le sage caressa l'oiseau. La petite hirondelle ne paraissait pas effrayée, au contraire elle était à l'aise…
- Cela, un psychique actif peut le faire, il lui suffira de plonger l'oiseau dans un état de transe passive, et de lui donner l'ordre de voler jusqu'à sa main. Mais regarde ce qu'un psychique actif ne pourra pas faire.
L'oiseau s'envola… mais aussitôt il s'immobilisa dans les airs, en plein milieu du corps de garde. Il était là, les ailes étendues, suspendu dans le vide. Grand-père croisa ses mains dans le dos et, d'un regard plus intense que jamais, il maintenait l'oiseau en l'air par une force invisible… Le phénomène dura plusieurs dizaines de secondes. Finalement grand-père retrouva un regard normal, et l'oiseau fila vers la sortie, sans demander son reste.
- Je suis un homme de puissance, expliqua-t-il en laissant l'oiseau repartir. En tant que tel, je maîtrise les énergies et les ondes. Avec les énergies, j'agis directement sur la matière, et avec les ondes, j'agis sur les cerveaux. Je peux faire cela, parce que ma lune intérieure est allumée. C'est elle ma principale source de puissance.
Je ne comprenais rien à rien à son explication. Mon grand-père avait-il vraiment une lune dans son corps ? C'était impossible… Mais cet oiseau dans sa main, puis suspendu dans les airs, c'était prodigieux ! Quelle énergie extraordinaire devait-il posséder ! Même ses trois amis semblaient impressionnés, et les apprentis faisaient de grands yeux ronds… Ainsi donc c'est cela un homme de puissance ! Ce qui était impossible pour nous autres, hommes ordinaires, lui était possible…
- Mes trois amis ici présents sont des psychiques actifs, ils peuvent voir et manier les ondes mentales parce que le cercle de leur tête est allumé. Ce cercle est allumé chez moi aussi. Donc je peux aussi voir et manier les ondes comme eux. Mais ma puissance va plus loin, grâce à ma lune intérieure.
Je m'avançais. Mon visage était à quelques millimètres du visage de mon grand-père, et nos nez pouvaient se toucher. Je faisais un effort pour ne pas loucher. Mais où était donc ce mystérieux cercle ! J'avais beau scruter son visage, son front, ses tempes, je ne voyais nulle trace de cercle. Mon examen minutieux semblait les faire rire. Le vieux Bickelé se tenait les côtes. Le vieux Michel en avait les larmes aux yeux. Le troisième vieillard dandinait de la tête en riant aux éclats… Les deux apprentis se tenaient le ventre…
- Qu'est-ce que tu regardes comme ça ?
- Tata Nazaire, je ne vois pas de cercle sur ta tête !
- Hi hi hi ! Tu n'en verras pas. Dis-moi, l'énergie que tu as envoyée tout à l'heure par tes yeux, pour essayer de commander à l'oiseau, est-ce que tu la voyais ?
- Euh… non.
- Le cercle dont je te parle est lui aussi invisible. Il faut être psychique actif pour le voir. Tu es un petit génie pour les choses de l'énergie, mais tu n'es pas encore un psychique actif ! Maintenant, tiens-toi tranquille, nous devons t'examiner.
Nazaire le sage me fit pivoter et faire face à la tête du corps de garde. Le troisième vieux me badigeonna le ventre, la poitrine et le front avec sa gelée étrange. Sur mon ventre, la pommade s'étalait sur une petite surface dont le nombril était le centre. Sur la poitrine, la pommade recouvrait un petit disque dont la base reposait sur la ligne médiane de mes deux tétons. La couche sur le front devait en recouvrir toute la surface. Les trois vieillards et les deux apprentis se penchèrent vers moi et scrutèrent attentivement les trois endroits marqués. Je sentais des picotements de chaleur dans ma poitrine et dans ma tête, mais mon ventre paraissait retenir un gros caillou lourd et inerte…
- C'est extraordinaire, affirma le vieux Bickelé. Je n'avais encore jamais vu ça de ma vie !
- On pouvait s'en douter, ajouta le troisième vieillard. C'est quand même très impressionnant.
- Père Mengoula, questionna l'un des deux apprentis, qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi est-il comme ça, un cercle bleu, un soleil vert et une lune noire ?
Le vieux Mengoula, le troisième vieillard. La gelée sécha rapidement, puis disparut.
- Ouvrez bien les oreilles, avertit le vieux Mengoula en s'adressant aux deux apprentis. Son cercle est bleu, cela veut dire que dans son incarnation précédente il a été un psychique actif. Si ça se trouve, il a peut-être été l'un des membres de notre lignée. Mais cela nous ne pouvons pas encore le savoir. Quand le cercle est vert, cela veut dire que la personne a acquis la volonté et l'intelligence de base qu'il faut pour suivre la formation de psychique actif… Quand le cercle est bleu, cela veut dire que la personne a déjà été un psychique actif, et que sa formation ne sera qu'un ré-apprentissage… Le cercle noir veut dire que la personne n'a pas la volonté et l'intelligence de base qu'il faut.
Le vieux Mengoula fit une pause. La gelée avait séché et disparu de ses mains, et il avait fait reposer le bol au centre du corps de garde. Les apprentis étaient très concentrés, ils semblaient absorber chacune des paroles du vieux. Une voiture traversa le village sans s'arrêter. C'est à ce moment là que je remarquai l'étrange disposition du corps de garde. L'entrée principale ne faisait pas face à la route, elle était orientée en direction des cuisines de grand-père, mais un peu décalée, pour donner sur la forêt… Je remis mon veston.
- Quand nous cherchons des apprentis pour perpétuer notre lignée, nous cherchons des lunes vertes, et par défaut des cercles verts. Les combinaisons sont assez simples. Un cercle vert et une lune noire, c'est un apprenti pour le psychisme actif. Un cercle vert et une lune verte, c'est un apprenti pour la puissance active. Un cercle noir et une lune verte, c'est encore un apprenti pour la puissance active. Lorsque nos maîtres recherchèrent des apprentis, notre frère Nazaire fut la seule lune verte qu'ils trouvèrent.
- Trouver un cercle bleu c'est très rare, continua le vieux Bickelé. Un cercle bleu et une lune verte, c'est un apprenti de génie pour la puissance active. Un cercle bleu et une lune noire, c'est un apprenti de génie pour le psychisme actif. Nous n'avions encore jamais vu de cercle bleu… Ce petit avait une telle compréhension innée des énergies que nous le soupçonnions fortement d'être un cercle bleu. Mais… un soleil vert !
Le vieux Bickelé se leva et fit un grand pas de danse. J'étais toujours debout, un peu adossé aux genoux de grand-père. Le vieux Bickelé agita le chasse-mouche au-dessus de ma tête, en prononçant des incantations impossibles à comprendre.
- Tata Nazaire, m'informai-je, est-ce que ça veut dire que vous allez me prendre comme apprenti ?
- Non. Si tu avais été une lune verte, alors oui, j'aurais pu t'instruire. Mais nous ne savons absolument pas comment former un soleil vert ! On ne peut pas enseigner à quelqu'un comment allumer un astre que l'on n'a pas encore allumé soi-même !
- Non, non frère Nazaire, je ne suis pas d'accord, intervint assez vivement le vieux Michel. Il faut le prendre comme apprenti, lui enseigner le psychisme actif. On ne doit pas laisser passer un cercle bleu comme ça ! Ce n'est pas un enfant ordinaire. Si tu le rends à ses parents, ils vont le mettre à l'école des astres noirs et lui faire perdre son temps ! Nous allons lui apprendre à lire et à écrire nous-mêmes, et il va étudier l'occultisme avec nous, ici ! Frère Nazaire, réfléchis !
- J'ai réfléchi ! Ce petit ne sera pas notre apprenti. Nous ne sommes pas capables d'instruire un élève de cette trempe, il est plus doué que nous le pensions !
Tragédie ? Je sortis en courant, les larmes aux yeux. Pourquoi grand-père me rejetait-il ? N'étais-je plus son petit-fils préféré ? Dans mon cerveau d'enfant, des pensées désordonnées se bousculaient. Comme je courrais sans regarder devant moi, je me heurtai à un arbre bizarre, un arbre à la fois dur et mou… un arbre qui avait des pieds… C'était l'une de mes grands-mères. Elle se retourna, se pencha pour m'aider à me relever, et son regard grave interrogea le mien, mouillé de grosses larmes de désespoir.
- Qu'est-ce qu'il y a, petit Nazaire ?
- Je ne suis plus petit Nazaire !!! criai-je, triste et en colère. Tata Nazaire refuse de m'apprendre à devenir comme lui.
- Est-ce que tu es certain d'avoir bien entendu ? Ton grand-père ne tarit pas d'éloges à ton égard, et s'il t'a fait venir, ce n'est pas pour te rejeter. Ah ces enfants, dit-elle comme à part… Je vais à la petite rivière, est-ce que tu veux venir avec moi ?
Je fis « oui » de la tête, et elle me prit par la main, portant une grosse calebasse en argile cuite sur la tête. Nous nous faufilâmes entre la maison et la cuisine, et abordâmes la cour arrière. Quelle merveille ! Cette cour était plus grande que la cour de devant. Sur la gauche, un magnifique verger. Sur la droite, un extraordinaire jardin d'ananas et de cannes à sucre… Un petit sentier s'enfonçait dans la forêt, en pente descendante. Nous l'empruntâmes, et en moins de deux minutes nous nous retrouvâmes au bord d'une petite rivière claire… Grand-mère chantait. Mes larmes avaient séché. Les grands arbres qui encadraient le petit sentier dégageaient une forte odeur sauvage de nature dense…
- Tu sais, petit Nazaire, ton grand-père est un homme comme il n'en existe plus que dans la légende du mvett.
Je ne savais pas ce que c'était, le mvett. La vieille femme lavait des tubercules qu'elle avait sorties de sa calebasse. Son foulard enroulé sur la tête tenait en équilibre même lorsqu'elle se penchait en avant. Dans sa position accroupie, l'épais pagne fleuri qui l'habillait prenait des plis caractéristiques. Elle n'était pas très grande, mais elle me paraissait énorme. Son corps ridé dégageait encore une certaine vivacité…
Assis dans l'herbe sauvage, je taquinais un petit défilé de fourmis avec une tige arrachée à un arbre aux branches basses. Une nouvelle fois, comme cela m'arrivait parfois, j'étais absorbé dans mes pensées, quelque part au centre de ma tête. Je n'en étais pas tout à fait certain, mais je me disais que le rejet de grand-père devait être motivé par mon échec au test de l'oiseau…
- Est-ce que tu m'écoutes ?
Grand-mère avait déjà terminé. Elle était debout, sa charge sur la tête, prête à partir. Les mains croisées sur la poitrine à demi recouverte par le pagne, elle me regardait avec cet air que je connaissais bien ! Son regard me disait que j'étais décidément un enfant étrange. Quand je me concentrais pour réfléchir, je pouvais aisément oublier le monde autour de moi. J'entrais dans une sorte d'espace mental blanc et sans fond, dans lequel je pouvais projeter les images de ce que je pensais…
- On retourne au village, répéta grand-mère.
- Je veux rester ici !
L'endroit me plaisait. Je pouvais ressentir la vitalité des arbres, de l'herbe sauvage, des insectes par millions qui grouillaient dans les broussailles… Le pépiement permanent et mélodieux des oiseaux enchantait mes oreilles, et la complainte stridente mais légère des insectes chanteurs m'envoûtait… J'ôtai mes chaussures et mon veston, et je m'allongeai dans la fine herbe mouillée qui bordait la petite rivière au lit sableux…
- Comme tu voudras, répondit grand-mère, compréhensive. Mais ne tarde pas trop, la nuit tombe vite en cet endroit.
Je dormis.